Le Christianisme post-réductionniste: un chemin hors de la crise de sens — 5. L'Incarnation

Jean-Philippe MarceauSymbolic World Icon
January 9, 2024

Cet article est le premier de cette série à être consacré entièrement au Christianisme. Dans les précédents, nous avons vu que le matérialisme est intellectuellement mort et que, dans les sciences elles-mêmes, on assiste à un retour de la métaphysique classique. En particulier, dans le dernier article, nous avons vu que les sciences cognitives modernes nous permettent de redécouvrir la participation morale et narrative, et nous avons terminé par de courts arguments pragmatiques pour encourager les métaphysiciens classiques et les naturalistes non-réductionnistes à faire le pas de plus vers le Christianisme.

Dans cet article, nous nous plongerons dans les arguments métaphysiques en faveur du Christianisme. En effet, je soutiens que se tourner vers le christianisme n'est pas seulement utile d'un point de vue pragmatique. Il y a de bonnes raisons de penser que c'est simplement vrai.

Nous verrons que l'histoire de l'Incarnation, riche en miracles significatifs, est précisément la clé de voûte de la métaphysique classique et du naturalisme non-réductionniste moderne. Dans le prochain article, elle fournira finalement une réponse à la question qui avait déconcerté le naturaliste moderne et le métaphysicien classique : quelle est la nature profonde des choses ?

Définition

Utilisons d'abord la machinerie conceptuelle employée dans les articles précédents pour introduire formellement le miracle chrétien central : l'Incarnation.

Cela nous permettra de voir que si l'Incarnation est qualitativement différente de ce que le métaphysicien classique et le naturaliste non-réductionniste moderne soutiennent, elle est en continuité avec leurs positions et ne rompt pas l'intelligibilité derrière leurs visions du monde. Pensez à l'Incarnation comme à une transition de phase, où une accumulation de différences de degrés finit par se réorganiser en une différence de nature. Pensez-y comme à la naissance d'une nouvelle forme de vie.

Commençons par les deux affirmations suivantes :

1) Le Logos émane sur le potentiel.

2) Le Logos peut émaner sur le potentiel à travers les intellects humains.

L'idée derrière la première affirmation est que l'émergence que nous voyons dans la nature ne se produit pas au hasard. Il y a des contraintes intelligibles qui la façonnent. Les lois de la physique fondamentale, par exemple, structurent l'émergence des particules fondamentales à partir du potentiel au niveau le plus bas de la physique. De même, les lois de la chimie structurent l'émergence des molécules à partir des atomes, qui sont encore pleins de potentiel. Plus haut, la science cognitive vise à découvrir les lois qui structurent l'émergence de la conscience. Plus fondamentalement encore, les vérités mathématiques structurent toute la nature. Et, au moins aussi fondamentalement, en dessous de tous ces ensembles de structures, il y a un fondement d'intelligibilité, un Logos, qui leur donne naissance. En d'autres termes, il y a un Logos qui émane sur le potentiel à l'intérieur de la nature.

Quant à la seconde proposition, il semble assez incontestable, par exemple, que lorsqu'un ingénieur fait des mathématiques pour créer une nouvelle technologie, ce morceau de mathématiques finit par façonner le monde. Il émane sur le potentiel non seulement dans l'esprit de l'ingénieur, mais aussi dans les actions de l'ingénieur et dans leurs résultats. De cette façon, les structures fondamentales d'intelligibilité (i.e., le Logos), finissent par façonner le monde à travers un être humain.

On pourrait également prendre n'importe quel exemple où nous nous engageons dans une pensée abstraite et artistique, ou, pour utiliser un langage symbolique familier avec le travail des frères Pageau, chaque fois que nous faisons le lien entre le ciel et la terre. Dans ces moments où nous informons la terre de formes célestes abstraites, le Logos qui crée les cieux façonne la terre à travers nous. Ou, pour le dire de l’autre côté, nous donnons corps au Logos.

La discussion avec les naturalistes commencerait à devenir plus controversée concernant l'ampleur de ces actions que le Logos réalise à travers nous. J'avance la proposition suivante :

3) Le Logos peut émaner de manière irréductible sur le potentiel à travers les intellects humains.

En accord avec le platonisme mathématique classique, je soutiens que l'ingénieur de l'exemple ci-dessus peut entrer dans une relation non réductible avec des objets mathématiques. Les pouvoirs causaux qu'il a lorsqu'il est dans le monde des mathématiques le dépassent en lui-même, considéré seul. C'est particulièrement clair lorsqu'il travaille sur quelque chose d'original. Ce qu'il fait, c'est de se faire potentiel pour que les vérités mathématiques l'informent. Il entre dans le domaine abstrait des mathématiques, pose des questions et attend des réponses. On ne peut pas réduire ce qu'il reçoit à ses propres pouvoirs causaux. Pensez à Nöé recevant les plans de l'arche, ou à Moïse recevant le plan du Tabernacle.

Il en va de même chaque fois que nous nous engageons dans une pensée véritablement abstraite et que nous atteignons des conclusions que nous n'aurions pas pu atteindre par nos propres pouvoirs causaux. Les expériences mystiques, la production artistique ou les dialogues riches viennent à l'esprit comme d'autres exemples possibles.

De plus, notez que cela peut se produire sans empiéter sur la liberté humaine. Par exemple, l'ingénieur est tout à fait heureux que son potentiel soit structuré par le Logos pour le bien de son travail. Pensez à cela bien plus comme à une coopération et à un dialogue qu'à une tyrannie du Logos qui vient s’abattre sur le potentiel humain.

Ce que j'essaie de suggérer ici, plus généralement, c'est que tandis que le Logos structure l'émergence du potentiel très lentement et de bas en haut dans l'évolution jusqu'à l’arrivée des humains, quelque chose change à ce point. Avec les intellects humains, le Logos a une nouvelle sorte de lieu, plus direct, pour façonner la possibilité. Les vérités éternelles abstraites qui ont façonné lentement et régulièrement la nature depuis le Big Bang peuvent maintenant s'insérer beaucoup plus brusquement dans l'espace et le temps à travers le potentiel des intellects humains. "Et Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, et souffla dans ses narines un souffle de vie."(Genèse 2:7)

Le philosophe français Henri Bergson avait une belle manière de décrire l'évolution précisément comme la constitution de réservoirs de plus en plus grands de possibilité :

... le rôle de la vie est d'insérer de l'indétermination dans la matière. Indéterminées, je veux dire imprévisibles, sont les formes qu'elle crée au fur et à mesure de son évolution. De plus en plus indéterminée aussi, je veux dire de plus en plus libre, est l'activité à laquelle ces formes doivent servir de véhicule. Un système nerveux, avec des neurones placés bout à bout de telle manière qu'à l'extrémité de chacun d'eux s'ouvrent des voies multiples où autant de questions se posent, est un véritable réservoir d'indétermination.[1]

Tandis que le système nerveux humain n'est pas pure potentialité, c'est la chose qui s'en rapproche le plus dans la nature. Nous avons beaucoup plus de possibilités que les autres animaux, bien plus que les plantes, et infiniment plus que les objets inanimés. Depuis le Big Bang, jamais rien n'a été aussi chargé de possibilités que l'intellect humain. Cela signifie que le Logos, au lieu de devoir tout créer de bas en haut en structurant le potentiel dès la couche inférieure de la physique, peut contraindre le potentiel plus directement à travers les humains coopératifs. La création décrite dans le livre de la Genèse sur le chaos primordial peut se produire à un rythme plus rapide en et à travers le potentiel des intellects humains. Cela permet à Bergson de fournir une belle explication de la poursuite de l'évolution de systèmes nerveux de plus en plus complexes : ils permettent à l'évolution de se produire de manière récursive. Ou, pour réutiliser l'une des célèbres expressions attribuées à Alfred North Whitehead, popularisée par Jordan Peterson : “nous pensons afin que nos idées puissent mourir à notre place”.

Maintenant, un naturaliste pourrait s'arrêter là. Il pourrait simplement souligner la profonde continuité entre les intellects humains et leur origine. Par exemple, le professeur en génie mécanique Adrian Bejan, dans son livre "Design in Nature", soutient, avec une impressionnante collection d'exemples, que les conceptions humaines sont en profonde continuité avec les conceptions qui émergent dans la nature. Les manières dont les humains conçoivent des systèmes de refroidissement ou des aéroports sont très proches des manières dont les flux fluviaux émergent dans la nature, par exemple. Ou, pour donner un autre exemple, les façons dont nous construisons des systèmes de transport sont très proches des façons dont la sélection naturelle crée des animaux en mouvement. Le point est que les humains continuent l'œuvre de la nature, ou, pour dire autrement, que la nature œuvre à travers les humains.

Je n'aurais pas d'argument irréfutable contre le métaphysicien classique ou le naturaliste moderne qui voudrait en rester là. Après tout, l'Incarnation est une vérité révélée qui ne peut pas être démontrée philosophiquement à partir de premiers principes séculiers. Plus modestement, ici, je veux noter que bien que l'Incarnation soit quelque chose de qualitativement différent de ce que le naturaliste soutient, elle est en continuité avec sa position et ne brise pas l'intelligibilité derrière cette position. Plus tard dans cet article, j’expliquerai que faire ce pas de plus permet ultimement de mieux faire sens du monde, mais pour l’instant, je veux seulement introduire l’Incarnation clairement :

4) Le Logos agit directement à travers, sans arrêt et dans une relation irréductible avec la nature humaine de Jésus.

Je suggère ici une union hypostatique (en une seule personne) entre le Logos et la nature humaine du Christ. Le point que je veux faire ici est que le genre de métaphysique naturaliste non-réductionniste exposée dans les articles précédents ouvre effectivement la porte à une telle union, bien qu'elle soit significativement différente de tout le reste dans cette vision du monde. L'Incarnation est un événement unique, et pourtant pas inintelligible. C’est l’instanciation ultime de l’apparition d’une nouvelle forme de vie, continue et discontinue avec ce qui la précède en même temps.

Il est utile de prendre la conception virginale comme une icône vers cette Incarnation. Comme Jonathan Pageau l'a expliqué à Jordan Peterson,[2] la vierge Marie est l’eau calme sur laquelle la lumière peut se refléter. Elle est un être humain pur, sans péché et dévoué, qui ouvre volontiers sa possibilité à une autre personne (hypostase), à savoir le Saint-Esprit, pour que l'Incarnation du Logos ait lieu. Par son "oui", elle devient un corps pour le Logos. Elle voit les desseins de l'Esprit et consent à ce que son potentiel soit façonné par Lui. Comme les eaux primordiales de la Genèse sont le potentiel pour la création, Marie devient le potentiel pour une re-création. Pensez à la coopération mentionnée plus tôt entre l'ingénieur et les vérités mathématiques, poussée à la totalité de la Vérité.

De plus, ce qui se passe entre deux personnes, entre Marie et l'Esprit, est une icône de ce qui se passe en une seule personne entre les natures humaine et divine du Christ. Entièrement Dieu et étant devenu entièrement homme, le Logos peut façonner la création à travers la nature humaine de Jésus. Dans notre capacité humaine à entrer en relation avec le Logos et à être façonnés par lui, nous sommes simplement de petites images de cette Incarnation, où le Logos agit de manière irréductible à travers et en pleine coopération avec la nature humaine de Jésus.

Vous pouvez voir cela comme le sommet du processus évolutif dont parlait Bergson. C'est l'émergence d'une nouvelle forme de vie. Toute l'histoire de la vie menant à l'humanité, suivie de la sélection d'Israël parmi l'humanité, suivie de sa sélection jusqu'à Marie et finalement au Christ, est l'histoire du Logos façonnant lentement la création jusqu’à un seul vaisseau humain sans péché plein de potentiel volontaire à travers lequel Il peut agir directement. Fait important, le potentiel humain du Christ n'est pas simplement effacé ou nié par les structures que le Logos lui propose, mais il y consent en pleine coopération. Sans péché, la volonté humaine du Christ suit pleinement et coopère avec la volonté divine du Christ. Comme Marie a pleinement cédé son potentiel lors de l'Annonciation, la nature humaine du Christ cède pleinement son potentiel à chaque instant en union hypostatique. L'histoire d'Israël, culminant dans l'Incarnation, est donc l'histoire du Logos restreignant la création à un homme idéal en qui Il a le potentiel d'envahir et de recréer le monde. Ultimement, nous serons tous appelés à nous joindre au Corps du Christ, participant à cette nouvelle forme de vie qu’est l’Incarnation.

L'Intelligibilité des miracles

À ce stade, le naturaliste non-réductionniste et le métaphysicien classique pourraient tous deux concéder la cohérence de l'idée de l'Incarnation, mais rester agnostiques quant à savoir si elle s'est réellement produite. Sur quelles bases pourrions-nous le penser ? Pourquoi introduire des miracles dans le débat ? De nombreux chrétiens se tournent vers l'argumentation historique à ce stade, mais bien que cela soit une stratégie valable, ce n'est pas la mienne. Je prétends plutôt que nous devrions accepter l'Incarnation parce qu'elle éclaire le monde naturel.

Cela peut sembler contre-intuitif à première vue, mais c'est une stratégie utilisée pour évaluer la plausibilité des théories révolutionnaires en général. C'est ce qui s'est passé, par exemple, avec la théorie gravitationnelle de Newton.

Parce que sa théorie fonctionne extrêmement bien, nous oublions que Newton a été ridiculisé lorsqu'il l'a proposée. À l'époque, presque tous les scientifiques étaient des mécanistes : ils croyaient que chaque phénomène physique était finalement explicable en termes de contacts mécaniques. Ainsi, lorsque Newton a introduit la gravité comme une force qui agit à distance, sans contact mécanique, il a été considéré comme un charlatan, un penseur occulte.

La situation a changé parce que la théorie de Newton a finalement mieux performé que les théories concurrentes. En introduisant la gravité, aussi étrange que cette idée ait pu paraître initialement, Newton a pu expliquer davantage de phénomènes et faire moins d'erreurs que les autres physiciens.

Il en va de même pour les miracles. Voici C.S. Lewis avec une analogie superbe :

Supposons que nous possédions des parties d'un roman ou d'une symphonie. Quelqu'un nous apporte maintenant un morceau de manuscrit récemment découvert et dit : "C'est la partie manquante de l'œuvre. C'est le chapitre sur lequel toute l'intrigue du roman repose vraiment. C'est le thème principal de la symphonie". Notre travail serait de voir si le nouveau passage, s'il est admis à la place centrale que le découvreur revendique pour lui, éclaire effectivement toutes les parties que nous avions déjà vues et les "rassemble". Il est peu probable que nous nous trompions beaucoup. Le nouveau passage, s'il est faux, aussi séduisant soit-il à première vue, deviendrait de plus en plus difficile à concilier avec le reste de l'œuvre plus nous considérerions la question. Mais s'il était authentique, alors à chaque nouvelle écoute de la musique ou à chaque nouvelle lecture du livre, nous constaterions qu'il s'installe, se fait de plus en plus chez lui et fait ressortir des détails significatifs dans l'ensemble de l'œuvre que nous avions jusque-là négligés. Même si le nouveau chapitre central ou le thème principal contient de grandes difficultés en lui-même, nous penserions toujours qu'il est authentique à condition qu'il supprime constamment les difficultés ailleurs. Quelque chose comme cela, nous devons le faire avec la doctrine de l'Incarnation. Ici, au lieu d'une symphonie ou d'un roman, nous avons toute notre connaissance. Sa crédibilité dépendra de la mesure dans laquelle la doctrine, si elle est acceptée, peut éclairer et intégrer cette masse de connaissances. Il est beaucoup moins important que la doctrine elle-même soit pleinement compréhensible. Nous croyons que le soleil est dans le ciel à midi en été non parce que nous pouvons clairement voir le soleil (en fait, nous ne le pouvons pas) mais parce que nous pouvons voir tout le reste.[3]

Dans son livre "Miracles", c'est précisément ce que Lewis cherche à montrer. Les miracles chrétiens sont des événements qui viennent dans notre réalité banale directement de Dieu, de manière nouvelle qui éclaire toute la réalité. Pour étayer son affirmation, Lewis explique le grand miracle de l'Incarnation, puis se tourne vers les miracles accomplis par le Christ.

La signification de l'Incarnation

À ce stade, nous devons énoncer très clairement notre stratégie. Puisque l'affirmation est vraiment que l'Incarnation éclaire toute la création, nous devons être hautement sélectifs. Nous ne pouvons pas parler de tous les miracles du Christ, et nous ne pouvons pas non plus parler de toute la création, évidemment. Nous suivrons plutôt Lewis, tout en utilisant l’appareillage technique élaboré dans cette série d'articles.[4] Sa stratégie est de montrer que l'Incarnation emploie quatres formes fondamentales à la nature : la stratification, l’émanation et l’émergence (“descent and reascent”), la sélectivité et la vicarité (“vicariousness”). C'est précisément en employant ces formes fondamentales à la nature que l'Incarnation éclaire et rachète la nature. Le Christ nous a montré que ces formes peuvent être pour la gloire. Il nous a montré qu'au plus profond de ses racines, la nature est bonne et vient de Lui. Pour voir cela, passons tour à tour ces formes.

Commençons par la stratification, l’émanation et l’émergence. Rappelons que selon le naturaliste moderne qui a recouvré de la métaphysique classique les notions de forme et de potentialité, le monde existe dans une hiérarchie entre les formes abstraites et la potentialité pure. La nature émerge de bas en haut à partir du potentiel, tout en émanant du haut vers le bas à partir des formes.

Une onde probabiliste, par exemple, émerge de la potentialité pure tout en émanant d’une forme. Plus haut, une particule émerge d’ondes probabilistes tout en émanant d’une forme particulaire plus complexe. Plus haut, un atome émerge de particules tout en émanant d’une forme atomique plus complexe, etc.

De plus, comme nous l’avons dit dans la section précédente, l’homme occupe une place spéciale dans cette hiérarchie. À chaque fois qu’on raisonne, quelque chose de presque aussi incroyable que l’Incarnation se produit en nous. Pour faire des mathématiques, par exemple, il faut manipuler des entités abstraites non spatio-temporelles. Effectivement, le théorème de Pythagore était vrai avant d’être découvert, et il demeurerait vrai si tous les humains périssaient. Tout l’univers matériel pourrait même disparaître, ou n’avoir jamais existé, et le théorème demeurerait vrai.

Mais nous sommes des humains, des créatures finies avec des corps de chair, qui réfléchissons avec des cerveaux où se produit une multitude de réactions biochimiques enchevêtrées dans le temps et l’espace. Donc, quand des vérités abstraites comme le théorème de Pythagore occupent nos pensées, il se crée un pont mystérieux entre ces vérités non spatio-temporelles et nos processus biochimiques spatio-temporels! Les vérités émanent dans nos pensées, qui émergent simultanément de nos processus biochimiques.

L’existence de ce pont dans l’homme entre ces niveaux de la réalité est certes incroyable, mais elle est rendue plus compréhensible si on la perçoit à l’image de l’Incarnation, où Dieu lui-même, auteur de l’émergence de de l’émanation, émane dans le monde, qui émerge réciproquement pour le recevoir. Le monde est fait pour accueillir Dieu. Le monde est fait d’une multitude de niveaux qui s'interpénètrent, spécialement dans l’Homme, parce qu’il est fait à l’image de l’Incarnation, où Dieu lui-même s’unit à tous ces niveaux.

Passons ensuite à la sélectivité, étroitement reliée à la hiérarchie, l’émanation et l’émergence. Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, la sélectivité est une caractéristique nécessaire de notre cognition. Lorsque nous regardons un objet, comme une pomme, nous percevons en réalité seulement une infime fraction de celui-ci. Comme nous en avons parlé, il y a trop de détails potentiels que nous pourrions observer, nous devons donc sélectionner une fraction d'entre eux pour pouvoir percevoir réellement la pomme. Cette sélectivité n'est pas mauvaise ; elle nous permet de voir. C’est ce qui nous permet de passer du niveau de la multiplicité de détails au niveau de la forme de la pomme.

Et le Christ nous a révélé que la sélectivité qui se produit à l'échelle naturelle et cosmique n'est pas nécessairement mauvaise non plus. Le fait qu'une seule planète abrite la vie, que l'évolution sélectionne, que la vaste majorité des espèces s’éteignent, n'est pas en soi une mauvaise chose, pas plus que la sélection d'Israël ou du Christ ne l'était. Bien qu'ils soient clairement choisis, ils le sont pour le bien des autres. Israël a été choisi pour œuvrer douloureusement pour tous les peuples de la Terre, et le Christ, avec sa mère Marie, a souffert pour tout le monde. On peut même aller plus loin et dire que l'humanité a été choisie par Dieu pour unir la nature et la divinité, et que l'humanité l'a fait en bonne partie à travers la souffrance. Nous ne sommes pas le centre du monde en termes matériels, mais nous le sommes en termes de sens, ce qui nous permet de donner sens à toute la matière.

En d'autres termes, la sélection est bonne si le plus élevé se donne pour le plus bas, si les élus se consacrent aux non élus. Cette rectification de la sélectivité et de l’émanation est nécessaire pour que plusieurs niveaux de la réalité puissent coexister. Les tyrannies qui ne font qu’imposer une structure ne peuvent pas tenir. Il faut plutôt un sacrifice des leaders, comme on le voit dans l’Incarnation.

Ça peut paraître évident pour des personnes modernes qui, sans être nécessairement explicitement Chrétiens, ont au moins été influencés par le Christianisme, mais c’était loin d’être le cas de nos ancêtres païens. Comme l’étude de l’histoire et des mythes païens le montre,[5] l’état habituel des choses est que les plus hauts exploitent les plus bas, un point c’est tout. Par exemple, quand Jules César disait avoir tué un million de Gaulois et en avoir vendu un autre million en esclavage, c’était pour se vanter. Ce genre d’exercice de pouvoir tyrannique était non seulement normal, mais bien vu à l’époque. Il ne faut donc pas sous-estimer la profondeur de la révélation chrétienne de l’inverse, c’est-à-dire que les forts devraient se sacrifier pour les faibles. Cette vérité sur la nature de la sélectivité et de l’émanation nous semble aujourd’hui triviale, mais elle ne l’est pas du tout.

Bref, dans l’Incarnation, la sélectivité que nous voyons dans la nature est révélée comme pouvant participer à la gloire de Dieu et elle est ainsi démystifiée. Si l’on comprend qu’il est beau et bon que les élus se sacrifient pour les non-élus, il n’est plus mystérieux que la nature soit si hiérarchisée et sélective.

Ceci nous amène au dernier point : la vicarité. Le fait que chaque être dépend des autres n'a pas non plus à être mauvais. Certes, même en restant dans le règne animal, on peut penser aux carnivores qui mangent les herbivores, qui se nourrissent de plantes, qui se nourrissent de matière inanimée. Ou plus tristement, on peut penser aux parasites qui dévorent et débilitent leurs hôtes. Ou encore plus tristement, dans le règne humain, on connaît évidemment plusieurs exemples d’exploitations tragiques.

Mais la vicarité laisse également place au don de soi, à la charité et à la gratitude. La dépendance du Christ envers sa mère et son Père, ou notre dépendance envers Lui, est belle. Ou encore, pour reprendre le langage d’émanation et d’émergence, le fait que les formes dépendent de matière pour leur incarnation, ou que la matière dépende des formes pour leur structuration, est bonne. Cette interdépendance laisse place à l’harmonie. Mais surtout, à l’échelle humaine, la vicarité laisse place à l'amour sacrificiel et à la communion : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis."(Jean 15:13) Dans un monde dysfonctionnel où il est trop commun de s’exploiter les uns les autres, le sacrifice de Jésus brille comme le plus grand amour et le remède à nos maux. Il brille comme la restauration de l’harmonie entre l’émanation et l’émergence.

Autrement dit, une fois qu’on comprend, dans l’Incarnation, que la vicarité est là pour que nous puissions nous sacrifier en gratitude les uns pour les autres et entrer en communion, il n’est plus surprenant de trouver la vicarité inscrite partout dans la nature. Aussi corrompue que cette forme puisse être présentement, surtout chez l’homme, tout dépend de tout parce que tout devrait être en communion.

L'Incarnation emploie ainsi, à l'échelle cosmique, les formes de stratification, d'émanation, d’émergence, de sélectivité et de vicarité. Ce faisant, ces formes fondamentales à la nature sont éclairées et rachetées. En effet, partout où nous regardons la nature, nous voyons la stratification, l’émanation, l’émergence, la sélectivité et la vicarité, et bien souvent ces formes sont déformées et problématiques. Or, parce que l’Incarnation emploie adroitement ces formes pour le bien, on reconnaît là leur nature profonde, leur but et leur origine. La création a été faite pour que Dieu puisse s’émaner en elle, traversant toutes ces strates, afin qu'elle émerge simultanément en union avec Lui. « Car nous savons que toute la création gémit et souffre les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce jour. »(Romains 8:22)

Miracles de l'ancienne création

Et au sein de ce grand miracle, les miracles individuels du Christ sont également hautement intelligibles. En tant qu'événements particuliers dans l'Incarnation, ils éclairent des aspects particuliers de la création. Une autre façon de le dire est qu'ils sont des symboles qui font le lien entre la création/recréation cosmique du Christ et son ministère individuel en Palestine il y a deux millénaires. Ce sont des événements par lesquels Dieu agit à travers les niveaux de la création.

Je soutiens que dans tous ces miracles, le Dieu incarné fait soudainement et localement quelque chose que Dieu a fait ou fera en général. Chaque miracle écrit pour nous en petites lettres quelque chose que Dieu a déjà écrit, ou écrira, en lettres presque trop grandes pour être remarquées, sur toute la toile de la Nature. Ils mettent l'accent sur un point particulier des opérations actuelles ou futures de Dieu sur l'univers. Lorsqu'ils reproduisent des opérations que nous avons déjà vues à grande échelle, ce sont des miracles de l'Ancienne Création : quand ils mettent l'accent sur ceux qui restent à venir, ce sont des miracles de la Nouvelle. Aucun d'entre eux n'est isolé ou anormal : chacun porte la signature du Dieu que nous connaissons par la conscience et par la Nature. Leur authenticité est attestée par le style.[6]

Lewis appelait « miracles de l'ancienne création » les miracles qui symbolisent à l'échelle individuelle les anciennes formes cosmiques, c'est-à-dire les anciens cieux. Par exemple, il est normal que l'eau devienne du vin et que les corps se guérissent eux-mêmes. Ce n'est pas normal qu'ils le fassent aussi rapidement et de manière aussi dramatique que lorsque le Christ, le créateur de ces formes, est présent, mais c'est toujours une forme normale. Il convient également de mentionner la naissance virginale, où Dieu crée non violemment un corps pour lui-même à partir de rien, comme il crée tout le monde à partir de rien. La naissance virginale n'est qu'un microcosme miraculeux de la bonne vieille création. On pourrait aussi mentionner la multiplication des pains et des poissons. Après tout, les céréales et les poissons se multiplient chaque année. Le Christ a élevé toutes ces formes au niveau de miracle en les faisant s’accomplir si rapidement, mais il l'a fait en profonde coopération avec elles.

Remarquez que cela compte vraiment. Il importe que les miracles du Christ viennent clairement de l'extérieur de la création normale tout en étant en profonde continuité avec cette création. Cela nous permet de le reconnaître précisément comme l'auteur de la création. C'est ce qui a permis aux gens de le reconnaître en Palestine il y a deux millénaires, qu'ils l'aient suivi ou crucifié. C'était une partie nécessaire de l'histoire.

Miracles de la nouvelle création

Et en contraste, les "miracles de la nouvelle création" sont des miracles qui apportent à la création de nouvelles formes, c'est-à-dire les nouveaux cieux. Au fur et à mesure que le ministère terrestre du Christ progressait, il accomplissait de plus en plus de miracles spectaculaires de ce type, passant en douceur de l'ancienne création à la nouvelle création. Par exemple, il a marché sur l'eau, ramené les morts à la vie et a lui-même été ressuscité avec un corps glorieux.

Marcher sur l'eau est un symbole clair de la refonte du monde conformément à de nouvelles formes plus élevées. Le potentiel aqueux et chaotique obéit à l'esprit. Le Christ permet même à Pierre de faire de même, du moins pour un moment, amenant non seulement l'eau mais aussi l'humanité dans les formes de la nouvelle création. De même, en ramenant les morts à la vie, le Christ renverse le cours normal de la nature où le vieillissement et la maladie séparent progressivement l'esprit et le sens de la matière.

Le miracle de la nouvelle création le plus clair est bien sûr la Résurrection du Christ lui-même. Non seulement elle a inversé le cours normal de la nature comme dans les autres récits de résurrection, mais le corps du Christ est revenu glorieux. Ce corps glorieux n'était pas contraint comme les corps normaux le sont maintenant par des limitations physiques telles que des distances, ou même des murs. Le corps glorieux du Christ obéissait à l'esprit et au sens à un niveau beaucoup plus élevé que dans l'ancienne création.

Lewis est très doué pour exposer cette intelligibilité émanante des miracles. Parce que le Christ est le Logos, le fondement de l'intelligibilité que nous discernons actuellement à travers la création, nous pouvons voir ses miracles comme des récapitulations de la création, ancienne et nouvelle.

Jonathan Pageau, dans ses vidéos YouTube, a détaillé un nombre impressionnant d’autres exemples de cette idée. Vidéo après vidéo, il utilise les formes que l’on trouve dans la vie du Christ pour jeter de la lumière sur des phénomènes ordinaires, sur des histoires et des phénomènes sociaux. La stratégie fonctionne à coup sûr, parce que le Logos qui s’est incarné en Jésus est le même Logos dont émanent les formes de l’univers en général.

Mais au lieu de donner ici d’autres exemples, ce que je veux souligner, c'est l'aspect émergent de la terre vers le ciel. Les miracles de la nouvelle création participent à l'avènement des nouvelles formes qu’elles exemplifient. En effet, la revendication chrétienne est que les miracles du Christ sont des symboles au sens fort, en ceci qu'ils causent ce qu'ils signifient. Les chrétiens ne pensent pas que le Christ a fait des miracles simplement pour nous donner des métaphores utiles de ce qu'il faisait réellement d'une autre manière ; comme s'Il réécrivait les lois de la nature, c'est-à-dire les cieux, caché dans son atelier privé et exploitait séparément ces lois dans ses miracles publics pour nous donner des images. La revendication est plutôt qu'Il refaisait les cieux en accomplissant ses miracles. L'émergence des nouveaux cieux à travers les miracles est simultanée et jointe à l'émanation des nouveaux cieux à partir du Christ. La Résurrection du Christ a vraiment conquis la mort, par exemple. C'est la cause exemplaire de notre propre résurrection à venir.[7]

De la même manière qu'une particule fondamentale change définitivement les champs de potentiel environnants lorsqu'elle émerge, ou que la Résurrection du Christ a transformé la société, la revendication chrétienne est qu'elle a ontologiquement changé la nature, inaugurant de nouveaux cieux, c'est-à-dire de nouvelles lois de la nature. En s'émanant Lui-même sur la création, le Logos a simultanément façonné l'émergence d'une nouvelle création.

L'efficacité de la prière

De manière enchantante, ce processus se produit en partie à travers nous. Si nous nous connectons à Dieu, nous pouvons participer à l'émergence de la nouvelle création. Dans les mots de C.S. Lewis: “L'isolation du Christ n’est pas celle d’un prodigue, mais d’un pionnier. Il est le premier en son genre, Il ne sera pas le dernier.”[8]

Utilisons une idée avancée par Jonathan pour approfondir cela. Dans une vidéo sur l'histoire du prophète Jonas, il a mentionné que lorsque nous prions, nous nous connectons à Dieu à travers la mémoire:

La relation entre la marge et le centre, entre le bas lieu et le haut lieu, est la mémoire. Si vous vous souvenez de Dieu, si vous vous souvenez de la chose qui vous unit, si vous vous souvenez de la chose qui nous unit tous, cela n’a pas vraiment d’importance, dans une certaine mesure, à quel point vous êtes éloigné. C’est la connexion. La mémoire est le fait d'être connecté à quelque chose même si vous en êtes loin. Ainsi, se souvenir de Dieu, c'est immédiatement être connecté à Dieu.[9]

En lisant cela, certains lecteurs matérialistes pourraient reconnaître la connexion tout en niant son importance causale au-delà du "psychologique". Comment pourrait-il y avoir un véritable pouvoir causal dans la prière de Jonas au-delà du "psychologique"? Pour montrer comment cela peut être le cas, je vais réutiliser une stratégie que j'ai employée ci-dessus et dans les articles précédents, à savoir utiliser des exemples de naturalisme non-réductionniste pour approximer certains aspects du Christianisme.

Rappelez-vous que, dans une vision du monde naturaliste non-réductionniste, les formes de haut niveau peuvent en général avoir des effets causaux non réductibles. Un exemple courant est l'eau par rapport à l'oxygène et à l'hydrogène. À température ambiante, l'oxygène est un gaz que nous pouvons respirer pour alimenter nos cellules, et l'hydrogène est un gaz hautement inflammable. Cependant, lorsque vous les mélangez, vous obtenez de l'eau, qui est un liquide hydratant. Rien à voir avec ses constituants atomiques. En d'autres termes, vous avez l'émergence d'une forme supérieure, non réductible. Pour le naturaliste non-réductionniste, ce type d'émergence se produit entre plusieurs niveaux de réalité et lui donne la marge de manœuvre nécessaire pour aborder une tonne de casse-têtes théoriques que les physicalistes réductionnistes ne peuvent pas aborder, tels que le problème corps-esprit. L'esprit humain émerge de ses neurones constitutifs (dans un corps dans un environnement) tout en restant irréductible à ces constituants.

J'en ai parlé longuement précédemment, alors permettez-moi de sauter directement à un exemple étroitement lié à la prière, à savoir l'effet placebo. Disons que vous allez voir votre médecin à cause de migraines incessantes. Votre médecin vous donne un ensemble de pilules de farine et vous dit que c'est un certain produit chimique qui devrait résoudre le problème. Au cours des jours suivants, vous vous souvenez de la scène et vous prenez rituellement vos pilules de farine. Vous prenez la première rencontre avec votre médecin, qui n'a duré qu'une minute, et la déployez dans le temps tout au long de votre semaine. À mesure que cette liturgie fait son effet, divers changements hormonaux se coordonnent dans votre corps, avec le résultat que votre pression intracrânienne diminue et donc que vos migraines disparaissent.

Le point est que se souvenir de votre précédent rendez-vous chez le médecin est une sorte de prière. Surtout si, pendant ce souvenir, vous prenez rituellement votre pilule de farine quotidienne. Vous vous connectez au rituel placebo, et cette prière a des effets causaux non réductibles. La farine n’a pas le pouvoir causal de coordonner les changements hormonaux requis pour guérir de migraines, changements qui ne s’agencent généralement pas spontanément par hasard. Ainsi, il s’agit ici d’effets physiologiques et non pas seulement psychologiques, et surtout pas individuels. Il est impossible à un individu seul de s’administrer un placebo. Il faut participer au rituel en ayant foi au personnel médical impliqué. Autrement dit, la guérison physiologique émerge du rituel irréductible entre vous et votre médecin.

Un autre exemple de prière accessible aux naturalistes non-réductionnistes provient des vérités abstraites. Disons, par exemple, qu'un mathématicien essaie de prouver un nouveau théorème.

Ce faisant, il se rappelle toutes sortes d'autres théorèmes et exemples sur lesquels il a travaillé. Il imagine également de nouveaux exemples, des preuves potentielles, etc. En effectuant ces opérations, il se connecte à un niveau de réalité extrêmement abstrait. Les objets mathématiques sont immatériels, c'est-à-dire qu'ils existeraient même si le monde matériel n'existait pas, et ils sont également éternels, c'est-à-dire qu'ils existeraient même si le temps lui-même n'existait pas.[10] Et pourtant, le mathématicien est capable de se connecter à eux et de les amener dans la réalité concrète. C'est une sorte de prière. Il apporte ses questions dans le monde des objets mathématiques, et là, il trouve des réponses. Une fois qu'il a ces réponses, il peut continuer à ajouter à sa preuve, peut-être la publier et la diffuser dans le monde. Peut-être peut-il trouver une application pratique pour l'industrie, lui donnant un pouvoir causal très concret. Il déploie dans le temps et l'espace une vérité mathématique qui est hors du temps et de l'espace.

Certes, il existe des désaccords dans la philosophie des mathématiques concernant la nature des objets mathématiques, mais le réalisme est une position respectable, donc beaucoup de naturalistes seraient d'accord avec ce que je viens d'écrire.

Ainsi, ce que nous avons ici, ce sont deux sortes de prières séculaires dont le pouvoir causal véritable peut être admis par un naturaliste non-réductionniste. D'abord, nous pouvons nous souvenir et nous connecter à des événements historiques discrets pour déployer leur pouvoir causal dans le temps. Pour certains événements, tels que les guérisons par placebo, le pouvoir causal en action n'est pas réductible à la causalité matérielle ou même à la psychologie individuelle. Il se produit plutôt dans des relations irréductibles entre les personnes. Deuxièmement, nous pouvons nous connecter à des entités immatérielles abstraites comme des objets mathématiques, en dehors de l'espace et du temps. Faire cela peut débloquer des pouvoirs causaux que les réalistes en mathématiques ne voudraient pas réduire à la psychologie humaine, bien que ces vérités passent par la psychologie humaine, par exemple à travers la psychologie des mathématiciens individuels.

Alors, qu'est-ce qui manque exactement au Chrétien à ce stade? Pourquoi avons-nous besoin d’invoquer Dieu dans tout cela? Eh bien, les deux sortes de prières séculaires mentionnées ci-dessus ne répondent pas à ce que le chrétien voudrait pour deux raisons opposées. Bien que se souvenir des événements passés, tels que les rituels de placebo, ait un pouvoir causal clair, cela semble aussi limité au monde temporel. Comment pourrions-nous atteindre Dieu, qui est au-delà de l'espace et du temps, en nous connectant à des événements qui se sont produits dans l’espace et le temps? Comment se souvenir et rejouer rituellement des événements spatio-temporels discrets pourrait être plus qu'une prière païenne? Comment cela pourrait-il atteindre le niveau du mathématicien manipulant des objets éternels?

Mais d'un autre côté, étudier des vérités éternelles pose le problème opposé : on atteint peut-être Dieu, mais ce Dieu semble très détaché et impersonnel. Il a longtemps été courant en philosophie et en théologie de situer les vérités éternelles, telles que les théorèmes mathématiques, dans l'esprit de Dieu. Il s'agit à l'origine d'une idée néoplatonicienne qui a ensuite été adoptée par le christianisme, notamment par Saint Augustin.[11] Très grossièrement, l'idée est que, parce que les vérités abstraites ne dépendent en aucune manière de l'espace et du temps, elles doivent être fondées sur une cause qui est en dehors de l'espace et du temps, à savoir Dieu. Mais en soi, cela fait de Dieu une entité très impersonnelle. Les vérités mathématiques ne semblent pas vraiment "agir", par exemple. Elles existent et contraignent d'une certaine manière les possibilités au sein de la nature, mais ce n'est pas vraiment une action, et encore moins l'action d'un Dieu chrétien personnel. Spinoza adoptait en grande partie cette position, tout comme John Vervaeke, peut-être le naturaliste non réductionniste le plus connu à l'heure actuelle.[12]

Bien, nous semblons donc être pris entre le souvenir personnel et causalement puissant, mais idolâtre, d’événements temporels d'une part, et la contemplation causalement détachée d'un Dieu impersonnel et inactif d'autre part. Où allons-nous à partir de là ?

Vous voyez probablement déjà la possibilité que les chrétiens choisissent face à ce dilemme. En fin de compte, l'Incarnation permet d'avoir le beurre et l'argent du beurre, en affirmant que ces deux types de prières sont des images partielles de la prière chrétienne! Autrement dit, on trouve des aspects de la prière chrétienne dans l’effet placebo et dans l’étude des mathématiques, mais il ne faut pas réduire la prière chrétienne à ceux-ci. Il faut au contraire les voir comme y prenant tous deux leur origine commune.

En effet, en affirmant que le Logos a pris chair lors de l'Incarnation, les chrétiens revendiquent une connexion radicale entre le plus grand événement de l'histoire et l'esprit divin derrière l'histoire. Le plus grand événement est donc bien plus élevé que les rituels médicaux, et Dieu agit bien plus largement et directement dans l'histoire que les néoplatoniciens ne l'auraient cru. Se souvenir de l'Incarnation, un événement dans le temps, et méditer sur les vérités éternelles les plus profondes derrière le temps deviennent une seule chose en Christ. Le souvenir rituel païen et la contemplation néoplatonicienne s’embrassent.

D’abord, en se souvenant de l'Incarnation, nous ne nous connectons pas seulement à une série d'événements qui ont eu lieu en Palestine il y a deux mille ans, nous pénétrons également dans le grand système interconnecté de vérités éternelles derrière la Création. Nous atteignons le Logos éternel en dehors de l'espace et du temps, et cela nous permet ensuite de déployer ce Logos dans l'espace et le temps de nos propres vies, à l'image de l'Incarnation.

Aussi, lorsque nous méditons sur le Christ, nous faisons quelque chose de continu avec ce que fait le mathématicien, mais avec des vérités beaucoup plus largement applicables. Si un mathématicien peut changer une industrie en contemplant un théorème, imaginez comment les sociétés pourraient changer en contemplant le Logos. Il n'est pas étonnant que le Christianisme ait transformé le monde de manière si radicale. De même, lorsque nous nous souvenons de la vie du Christ, nous faisons quelque chose de continu avec le souvenir d'un rendez-vous médical, bien que infiniment plus grand. Si se souvenir d'avoir reçu une pilule de son médecin peut guérir une migraine, imaginez ce qui peut se passer en se souvenant comment le Christ a guéri le monde.

Prochain article: la nature profonde des choses

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[1] Bergson, Henri. L’évolution créatrice. Les Échos du Marquis. Version électronique, https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/L%C3%A9volution-cr%C3%A9atrice.pdf. p. 91-92.

[2] Pageau, Jonathan and Peterson, Jordan. Season 4 Episode 8: Jonathan Pageau at 1:17:45. Youtube, March 2021. https://www.youtube.com/watch?v=2rAqVmZwqZM

[3] Lewis, C.S. Miracles, Harper Collins, 1996, p. 132-133. Traduction libre.

[4] Lewis formulait son argument avec en arrière-plan le naturalisme matérialiste de son temps. Comme le naturalisme non-réductionniste est maintenant une vision très différente de la nature, Lewis ne pourrait plus formuler son argument exactement de la même façon aujourd’hui. J’ai donc reformulé ici, mais le lecteur de Lewis reconnaîtra quand même la même substance, simplement articulée pour être intelligible au naturaliste contemporain.

[5] Holland, Tom. Dominion: The Making of the Western Mind. Hachette UK, 2019. Girard, René. Je vois Satan tomber comme l'éclair. Grasset, 2014.

[6]  Lewis, C.S. Miracles, Harper Collins, 1996, p. 161-162. Traduction libre.

[7] Saint Thomas Aquinas, Summa Theologiae, Question 56.

[8] Lewis, C.S. Miracles, Harper Collins, 1996, p. 163. Traduction libre.

[9] Pageau, Jonathan. Jonah and the Upside-Down World Youtube, October 2020, https://www.youtube.com/watch?v=loL7O49iPDE and The Symbolic World Blog, January 2021, https://thesymbolicworld.com/articles/jonah-and-the-upside-down-world-2/. Traduction libre.

[10] Feser, Edward. Five Proofs for the Existence of God. Chapter 3: The Augustian Proof. Ignatius Press, San Francisco, 2017

[11] Ibid.

[12] Vervaeke, John; Kochan, Mary; Marceau, Jean-Philippe. Dialoguing between non-theism and theism about what is ultimate with JP Marceau and Mary Kochan. Youtube February 2020 https://www.youtube.com/watch?v=baQQQwPAcMY

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