Jusqu'à présent, dans cette série d’articles, nous avons fait un plaidoyer moderne pour la tradition classique en montrant qu’elle cadre excellemment ce qu’on sait aujourd’hui sur les niveaux physiques, chimiques, biologiques, cognitifs et sociaux de la réalité.
Maintenant, dans cet article-ci, nous nous tournerons vers deux niveaux de réalité de nature plus existentielle. En effet, crucialement pour le nihiliste en voie de guérison, la tradition classique affirme non seulement une vision du monde non-réductionniste, mais une vision du monde où des niveaux moraux et narratifs existent authentiquement.
Pour une personne moderne vivant dans notre monde multiculturel où l'éthique et les récits sont souvent décrits comme des constructions sociales arbitraires, l'existence de véritables vices, vertus et récits pourrait sembler irréaliste. Cependant, je montrerai dans cet article que la science cognitive moderne nous invite, encore une fois, à redécouvrir, d'une manière novatrice, la tradition classique.
Plus précisément, une découverte récente très intéressante a été l’existence d’un profond continuum allant de notre perception de simples objets à notre perception des émotions, des vices, des vertus et des récits. Comme nous le verrons, le sceptique moderne peut difficilement remettre en question la réalité de la morale et des récits sans également remettre en question la réalité des émotions et des objets, ce qui serait assez audacieux.
Cela marquera la fin de ce que nous dirons sur la métaphysique classique dans cette série d’articles. Nous conclurons ensuite avec un avant-goût sur le Christianisme, qui sera détaillé dans les prochains articles.
Tout d'abord, permettez-moi de souligner que les nourrissons ne naissent pas avec une vision pleinement fonctionnelle.[1] Ce n'est pas seulement qu'ils n'ont pas encore la physiologie requise, mais aussi qu’ils n’ont pas encore assez pratiqué. Ils ne voient initialement que du chaos. Il leur faut du temps pour développer leur perception des objets simples, et éventuellement des personnes.
Les adultes peuvent reproduire cet état primordial en portant des dispositifs spéciaux. Notamment, le neuroscientifique américain Paul Bach-y-Rita[2] a développé un casque spécial avec une caméra montée reliée à des électrodes placées sur la langue. Lorsque vous mettez cet appareil pour la première fois et fermez les yeux, vous ne voyez d'abord rien. Vous ne ressentez que de nombreux picotements électriques chaotiques sur votre langue. Mais en essayant d'interagir avec votre environnement, vous commencez progressivement à percevoir des formes derrière les données électriques atteignant votre langue. Les picotements commencent à symboliser des formes intelligibles. Les formes sont très grossières au départ, mais elles s'affinent progressivement. En une heure, les yeux toujours fermés, vous pouvez percevoir votre environnement, marcher et même attraper des objets. Les participants décrivent généralement l'expérience comme voir le monde en bulles.
Et ce processus n'est pas limité aux enfants et aux expériences de laboratoire complexes. Nous pouvons également le remarquer dans notre vie quotidienne, si nous y prêtons attention. Vous le remarquerez notamment lorsque vous regardez un sport complexe que vous ne connaissez pas. Vos yeux reçoivent toutes les données, mais vous êtes aveugle aux formes organisant ces données et vous ne voyez donc pas réellement.
Prenez par exemple un match de jiu-jitsu brésilien. Si vous ne connaissez pas le sport, tout ce que vous verrez, ce sera deux personnes qui se donnent la main puis exécutent des mouvements mystérieux jusqu'à ce que l'une d'elles abandonne. Vous ne percevrez pas ce qui s'est passé entre-temps. Vous avez les données, mais vous ne pouvez pas percevoir les formes qui ordonnent ces données.
C’est seulement après avoir pratiqué et regardé le sport que vous apprenez à voir les différentes formes du jiu-jitsu. Si vous regardez un match après ce processus, vous pourrez percevoir les mouvements. Vous savez qu'en utilisant une prise particulière à un moment donné, le combattant prépare un piège pour une clé de jambe, par exemple. Vous pouvez maintenant percevoir les formes derrière la multiplicité des données que vos yeux reçoivent aveuglément. Vous avez appris à associer la multiplicité de faits à des formes unifiées et intelligibles.
Ainsi, que nous percevions des objets simples ou des mouvements plus complexes, les deux impliquent un rôle actif de notre part. Il y a trop de détails dans le monde et percevoir quelque chose ne peut simplement signifier absorber passivement tous ces détails. Nous devons activement discerner les formes unifiées structurant la multiplicité des détails. En ce sens, on peut dire que la perception est une co-construction qui se produit dans la relation entre les humains et les objets perçus.
D’ailleurs, c’est une conclusion qui ne se limite pas qu’aux humains ou aux animaux. Comprimer symboliquement la complexité est simplement une tâche fondamentale à relever dans la perception en général. C’est un fait qui a causé bien des surprises en intelligence artificielle il y a quelques décennies.[3] Comme nous sommes tous capables de facilement identifier des objets, on s’attendait à ce que ce soit un problème trivial en robotique. Mais cela a en fait été extraordinairement difficile, exactement pour la raison que nous avons indiquée: le monde est trop complexe et il faut cadrer cette complexité. Qu’on parle d’un robot, d’une animal ou d’un humain, la perception requiert un travail actif de cadrage de la multiplicité.
C'est une variation moderne intéressante sur l'ancienne idée que les yeux humains émettent de la lumière. C'est une idée que l'on peut trouver, par exemple, dans le Timée de Platon,[4] selon laquelle la perception repose sur l'union de la lumière provenant 1) des objets eux-mêmes et 2) des yeux qui les regardent. Bien que cette idée s'avère être biologiquement fausse (au moins si l’on suppose que les anciens entendaient par “lumière” la même chose qu’on entend aujourd’hui), ce que nous venons de dire sur la science moderne de la perception s'aligne avec elle au sens où les humains jouent vraiment un rôle participatif nécessaire dans la perception.
Pourtant, le fait que la vision nécessite notre participation, et que dans ce sens c'est une co-construction entre nous-mêmes et notre environnement, ne rend pas pour autant la vision arbitraire. Il y a vraiment des tables et des chaises contre lesquelles nous pouvons nous cogner, et il y a vraiment des mouvements de jiu-jitsu qui peuvent vous faire perdre connaissance.
De plus, penser au jiu-jitsu comme un exemple contre le relativisme est particulièrement utile car le jiu-jitsu est, en partie, une construction sociale. Il n'y aurait pas du tout de jiu-jitsu sans groupes d’humains pratiquant le sport. Il y a même des variations de style entre différents gymnases et à travers les années. Pourtant, les formes qui émergent dans le sport ne sont en aucun cas arbitraires ou de simples projections mentales. Ils sont une véritable co-construction qui se produit entre les humains et le monde, notamment contraintes par la physiologie humaine.
Il en va de même pour des formes plus complexes, telles que les émotions d'autrui. Ici comme avec la perception des objets, on observe que les nourrissons doivent développer leur personnalité et leur capacité à voir les émotions d'autres personnes. Le rôle des mères est particulièrement important dans ce processus.[5] Initialement, le nourrisson peut être considéré comme un désordre de passions concurrentes. Avant que l'individuation ne lui permette de se distinguer du monde extérieur, le nourrisson ne peut même pas faire la différence entre lui-même et sa mère. Mais lorsque la mère observe les émotions de son nourrisson et exprime une réaction appropriée, le nourrisson attentif est progressivement façonné en un individu ordonné, séparé du reste du monde et capable de percevoir les émotions d'autres personnes. À force de pratiquer, les nourrissons commencent ainsi à se percevoir eux-mêmes et leurs mères comme des personnes distinctes avec des émotions. Bien que leurs organes reçoivent les mêmes données qu'auparavant, ils peuvent maintenant discerner les formes derrière elles. Des gestes et des expressions auparavant dénués de sens symbolisent maintenant des émotions. Ils ont appris à discerner la signification des faits.
Remarquez que ce phénomène ne se limite pas aux nourrissons en développement. Même les adultes améliorent continuellement leur perception des émotions d'autrui. Pensez juste à comment vous apprenez à percevoir l'état émotionnel de vos proches, par exemple. Après avoir passé suffisamment de temps avec quelqu'un, vous pouvez dire qu'un certain sourire symbolise bien plus que ce que l'on voit au premier abord. Ou pensez à comment, avec l'âge, vous devenez, espérons-le, plus apte à empathiser avec les gens.[6]
Poussons cela un peu plus loin. Il y a des travaux solides en psychologie morale comme quoi nous développerons également notre perception morale. Tout comme nous sommes nés avec des yeux avec lesquels nous apprenons à voir des objets, nous sommes également nés avec certaines papilles gustatives morales avec lesquelles nous apprenons à voir des formes morales.[7] C’est notamment à travers nos tentatives d'interactions morales avec le monde que nous développons la capacité à discerner des formes morales. Par exemple, les enfants qui apprennent à mentir doivent saisir que ce n'est pas bien moralement. Peut-être qu'en étant réprimandé par leurs parents après avoir été pris en flagrant délit de mensonge, l'enfant apprend à voir le mensonge comme quelque chose de mauvais. Un acte qui était auparavant sans signification ou peut-être vu comme bon est maintenant clairement perçu comme mauvais. Le sentiment "je peux m'en tirer avec ce mensonge" recule pour laisser place au sentiment "je ne devrais pas mentir, cela crée juste des problèmes à long terme."
Notez qu'il ne s'agit pas simplement d'une compréhension propositionnelle abstraite du mensonge comme étant mauvais. C'est un sentiment direct, une perception du mensonge comme mauvais. En grandissant, nous apprenons à percevoir de telles formes morales de plus en plus complexes.
Les récits jouent un rôle important dans ce processus. En regardant un film ou en lisant un roman, par exemple, nous pouvons acquérir une expérience de vie accélérée et ainsi améliorer notre perception morale. Par empathie, nous pouvons ressentir ce que ressentent les personnages d'un récit. Nous pouvons imiter leurs émotions morales au fur et à mesure qu'ils traversent leurs arcs narratifs. Nous payons collectivement des milliards chaque année pour créer et regarder des films qui nous permettent de vivre ces réalités condensées. Ces films sont des terrains d'entraînement significatifs pour nos perceptions morales. Nous sommes même prêts à assister attentivement à des tragédies bouleversantes car elles nous permettent d’apporter des améliorations significatives à notre perception morale.
Et bien sûr, les romans et les films forment aussi notre perception des récits en général. C'est encore un autre type de perception que nous apprenons par la pratique. Tandis que les enfants ne peuvent même pas raconter l'histoire de leur journée, les adultes peuvent efficacement résumer la leur. Un film qui déconcerte un enfant peut être trivial pour un adulte qui a assimilé toutes les formes que le film a à enseigner. Bien que les yeux et les oreilles de l'enfant et de l'adulte reçoivent les mêmes données visuelles et auditives, l'adulte peut percevoir des formes auxquelles l'enfant est aveugle. Autre exemple: quand un jeune et un sage lisent le même journal, le sage peut percevoir des récits sociaux et historiques auxquels le jeune est aveugle. Il faut du temps pour découvrir comment associer faits et sens, pour voir les symboles qui structurent les récits.
Notez que cela contrecarre bien des arguments sceptiques contre le réalisme moral et narratif. Le fait que les individus et les cultures soient souvent en désaccord sur la morale et sur les récits à l'œuvre dans l'histoire ne montre pas que ces formes soient relatives ou de simples projections. Une autre explication, sans doute meilleure, est que nous sommes encore en développement perceptuel actif. Nous sommes comme des enfants qui apprennent à peine à voir. En effet, une fois que nous prenons en compte le niveau d'abstraction des phénomènes moraux et narratifs, il n'est pas surprenant que les gens soient en désaccord à leur sujet. Une seule vie ne suffit pas pour que nous convergions tous de la même manière que nous le faisons en ce qui concerne la perception d'objets simples, par exemple.
En fait, on peut même aller plus loin en remarquant que les récits sont en fait inévitables. Quelqu’un qui tenterait de nier l’existence de récits se retrouverait continuellement en contradiction performative, parce que nous n’avons pas d’autre choix que d’utiliser des récits tout le temps. C’est un thème que Nassim Taleb a bien traité.
Il explique qu'en général, l'information est coûteuse à obtenir, à stocker et à manipuler.[8] Nous devons donc utiliser des structures narratives pour encadrer et simplifier le déluge de faits. Sinon, même raconter une histoire très simple serait impossible.
Considérez ce qui suit : je me lève de mon canapé où je lis un livre pour prendre un verre d'eau. Essayons de décrire uniquement de simples faits sans les tisser en récit. Après avoir tourné une page, j'ai commencé à avoir soif. J'ai respiré et cligné des yeux deux fois. J'ai essayé de lire, mais j'étais distrait par la soif. J'ai cligné des yeux et respiré à nouveau. J'ai bougé mon pied gauche pour me préparer à me lever. J'ai bougé l'autre tout en respirant et en clignant des yeux à nouveau. Etc.
Je pourrais continuer et entrer infiniment plus dans les détails, mais je pense que vous voyez le point. Il me serait impossible de communiquer ou même de me souvenir de cet événement si j'essayais d'inclure tous les faits impliqués. Je dois comprimer la multiplicité en une narration simplifiée : j'avais soif, alors je me suis levé et j'ai pris un verre d'eau.
Et le point tient à des échelles temporelles bien plus élevées. Nous n’avons d’autre choix que d’utiliser des récits pour parler de notre semaine ou de notre vie, de même que nous n’avons d’autre choix que d’utiliser des récits pour parler de l’histoire de notre famille, de notre ville ou de notre pays. On peut évidemment se tromper dans nos récits et même entrer en conflit avec d’autres parce que nous ne nous entendons pas sur nos récits, mais cela n’empêche pas que l’emploi de récits est absolument inévitable. Ce n’est pas optionnel, et toute vision du monde qui bannirait les récits handicaperait sérieusement ses adhérents, au moins ceux qui voudraient éviter les contradictions performatives.
Bref, l’inévitabilité de la compression symbolique, tant pour la perception de simples objets que pour la perception morale et narrative, nous permet de prendre au sérieux notre expérience manifeste de participation à des formes morales et narratives. Le fait que ces réalités soient en partie co-construites par nous-mêmes n’est pas un contre-argument valide. Pour le dire simplement: les récits, les vices et les vertus existent tout aussi évidemment que les émotions ou les objets matériels.
Arrêtons-nous un moment pour faire le bilan de ce que nous avons accompli jusqu'à présent dans cette série d’articles.
Nous avons expliqué que le paradigme matérialiste réductionniste initié par Galilée et qui a engendré le nihilisme moderne n'est plus justifié. Dans diverses branches des sciences elles-mêmes, nous voyons que le matérialisme ne peut plus cadrer les résultats obtenus.
Cela nous a donné des bases intellectuelles solides pour réintroduire la tradition métaphysique classique. En effet, la science cognitive moderne et la physique fournissent de nouvelles manières d'argumenter en faveur des notions classiques de forme et de potentialité.
Dans l’article présent, nous nous sommes ensuite tournés vers les niveaux moraux et narratifs de la réalité. Si ces niveaux de la réalité n’étaient pas problématiques pour les anciens, nous avons ici dû faire un peu de travail pour briser le scepticisme multiculturel de notre temps.
Nous avons vu qu'il existe un continuum profond allant de notre perception d'objets simples comme les tables et les chaises à notre perception de formes de plus en plus complexes, co-construites par l'homme, comme les sports, les émotions, la morale et les récits. Il y a de réelles contraintes dans le monde qui font que ces co-constructions ne sont pas de simples projections subjectives et arbitraires.
Cela nous a amenés à une redécouverte novatrice de la participation humaine aux réalités morales et narratives. Que nous le sachions ou non, nous participons à de telles réalités. Ce que nous pouvons faire, cependant, est d'essayer de cultiver une perception toujours meilleure de celles-ci pour favoriser une participation adéquate.
Dans la tradition classique païenne, Platon et Aristote nous ont laissé d'importants livres et histoires qui peuvent nous aider à cultiver de telles habiletés. Je recommande la République de Platon et l'Éthique à Nicomaque d'Aristote. De plus, un excellent commentaire récent que je recommande est Plato’s Critique of Impure Reason de D.C. Schindler.
Si un nihiliste en rémission plonge dans ces œuvres et s'efforce de les appliquer dans sa propre vie, il changera progressivement sa façon de voir le monde, devenant toujours mieux capable de percevoir, et surtout de percevoir comme évidemment réelles, les formes morales et narratives qui l'entourent. Le nihilisme devrait s'estomper comme une simple ombre dans une caverne.
Je comprendrais et respecterais le lecteur qui, ayant redécouvert la tradition classique, serait heureux de cesser de lire cette série d’articles. La tradition classique offre un monde intellectuellement respectable et existentiellement significatif, ce qui est une aubaine pour de nombreux matérialistes en voie de guérison.
Cependant, je recommande vivement de passer de la branche païenne de la tradition classique à la branche chrétienne. Non seulement pour des raisons pratiques, mais aussi métaphysiques. Comme je l'expliquerai dans le reste de cette série, le Christianisme complète et éclaire la métaphysique classique et le naturalisme non-réductionniste bien plus qu'il ne les obscurcit.
Mais avant de nous plonger dans ces arguments métaphysiques, concluons cet article en donnant un avant-goût du Christianisme à travers les notions de participation et de compression narrative que nous avons employées plus haut.
Le fait est que le christianisme offre deux avantages immédiats au lecteur déjà à l'aise dans la tradition classique. Premièrement, il atténue de nombreux risques inhérents à la compression symbolique. Deuxièmement, il offre un chemin concret et toujours existant pour le développement perceptuel.
Comme on l’a mentionné ci-dessus, Nassim Taleb a beaucoup écrit sur la nécessité et les risques de la compression symbolique. Il explique qu'en général, l'information est coûteuse à obtenir, à stocker et à manipuler. Nous devons donc utiliser des structures narratives pour encadrer et simplifier le déluge de faits. Sinon, raconter ou se rappeler même une histoire très simple serait impossible.
Cependant, il est évident qu'en comprimant la réalité avec des symboles, nous excluons beaucoup d'informations et nous exposons à des risques. Un fait que nous avons exclu ou trop simplifié pourrait revenir nous hanter. Ce n'est évidemment pas grave avec une histoire aussi simple que l’exemple ci-dessus, ou je me lève pour aller prendre de l’eau, mais Nassim Taleb a vu la compression symbolique causer des catastrophes tout au long de sa carrière dans la finance.
Il a souvent rencontré des personnes qui ont élaboré des stratégies d'investissement risquées et se sont raconté des histoires sophistiquées pour ignorer les énormes risques qu'elles prenaient. Elles pouvaient ainsi réaliser des profits pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'elles perdent tout.
Convaincus de leurs récits, ces individus ont été très surpris par le désastre et ont accusé la chance plutôt que l'insuffisance de leurs histoires. Taleb, cependant, n'était pas surpris. Il savait très bien qu'en utilisant des récits, on s'expose à de mauvaises surprises.
Peut-être encore plus frappantes sont les nombreuses expériences mentionnées par Taleb; de petites erreurs qui montrent comment nos capacités symboliques nous égarent. Par exemple, Taleb mentionne une expérience qui a été menée sur des prévisionnistes professionnels,[9] qui devaient estimer les chances de :
a) Une inondation massive quelque part en Amérique où plus de mille personnes meurent.
b) Un tremblement de terre en Californie, causant une inondation massive, où plus de mille personnes meurent.
Si nous y réfléchissons bien, la réponse devrait être a), car une inondation en général est plus probable qu'une inondation spécifiquement en Californie. Cependant,
[les] répondants ont estimé que le premier événement était moins probable que le second. Un tremblement de terre en Californie, cependant, est une cause facilement imaginable, ce qui augmente considérablement la disponibilité mentale — d'où la probabilité évaluée — du scénario d'inondation.[10]
Pour le meilleur et pour le pire, nous tissons spontanément les faits en récits. Nous ne pouvons pas résister. Cette simplification est nécessaire pour que nous percevions le monde, mais elle conduit à des erreurs, voire à des erreurs embarrassantes de logique élémentaire.
Taleb recommande deux stratégies. Premièrement, il recommande de tester nos récits.[11] Au lieu d'attendre que les limites de nos récits nous causent des problèmes, nous pouvons nous-mêmes essayer de trouver ces limites, de manière contrôlée, et réviser nos récits.
Par exemple, si nous voulons devenir bons aux échecs, Taleb recommande de chercher constamment les faiblesses de nos mouvements. Il s'avère que c'est ainsi qu'on peut devenir un jour grand maître, contrairement aux amateurs qui ont tendance à rechercher les avantages des coups qu'ils jouent.[12]
En d'autres termes, c'est principalement en cherchant et en minimisant les faiblesses potentielles de leurs stratégies que les grands maîtres d’échecs s'améliorent. Bien sûr, ils doivent aussi penser aux avantages de leurs stratégies, mais dans une moindre mesure.
Le même principe s'applique généralement selon Taleb. Par exemple, si vous essayez de mieux comprendre votre conjoint, cherchez les faiblesses de l'histoire que vous vous racontez à leur sujet. Qu'est-ce qui pourrait vous surprendre ? Qu'est-ce qui montrerait que votre cadre a besoin d'être révisé ?
Ou bien, si vous voulez devenir un investisseur comme Taleb, cherchez les faiblesses dans vos stratégies et évitez de trop penser aux succès possibles. Avant de penser à ce qui vous rendrait riche, cherchez à éviter ce qui pourrait vous ruiner.
Et deuxièmement, en plus de tester les limites de vos récits vous-même, Taleb recommande de se tourner vers les récits qui ont résisté à l'épreuve du temps.[13] En effet, plus un récit cadre efficacement la totalité de la réalité, moins il expose ses porteurs à des surprises désagréables. Ainsi, plus un récit est robuste, plus il peut survivre et se propager. Et inversement, plus un récit a survécu longtemps, plus il est susceptible de survivre encore plus longtemps.
"Tout ce qui arrive, n’arrive pas pour une raison, mais tout ce qui survit, survit pour une raison."[14]
Empiriquement, il s'avère que ce n'est pas seulement le cas pour les récits, mais pour toutes les entités non périssables, des théories scientifiques aux entreprises.[15] C'est ce qu'on appelle l'effet "Lindy", du nom du restaurant où des comédiens ont théorisé cette idée.
Si un restaurant existe depuis cinq ans, on peut s'attendre à ce qu'il survive encore cinq ans. S'il existe depuis 150 ans, cependant, on peut s'attendre à ce qu'il survive encore 150 ans.
De même, parce que nous lisons Platon depuis 2500 ans, nous pouvons nous attendre à ce que Platon soit encore lu dans 2500 ans. Cependant, il serait déraisonnable de s'attendre à la même chose d'un livre publié il y a un an. Ce serait déjà un exploit s'il était encore lu dans un an.
Enfin, Taleb applique ce principe aux visions du monde. Parce que le récit chrétien existe depuis au moins 2000 ans (le nombre exact dépend de là où vous faites remonter ses racines juives, grecques ou romaines), Taleb le voit comme un solide cadre pour la réalité.[16]
Donc, pour résumer, Taleb plaide puissamment en faveur de la participation chrétienne en expliquant que nous n'avons pas d'autre choix que de participer à des récits et que, si nous devons participer à l'un d'eux, autant en choisir un aussi solide que le christianisme.
Nous pouvons entrer dans ce récit principalement par la liturgie. Pragmatiquement, c'est un argument majeur en faveur du christianisme par rapport à la métaphysicien classique paÏenne : une véritable tradition vivante. De Platon et Aristote, nous n'avons que des livres. Mais du Christ, nous avons d'innombrables paroisses. Tournons-nous vers l'histoire des disciples sur la route d'Emmaüs racontée par saint Luc pour voir comment nous sommes invités à plonger dans le récit chrétien.
Dans cette histoire, Luc décrit deux disciples anonymes discutant de la mort du Christ et de sa disparition du tombeau. De manière intéressante, lorsque Jésus ressuscité s'approche d'eux, ils ne le reconnaissent pas. Mais finalement, après qu'Il leur ait expliqué les écritures et rompu le pain pour eux, leurs yeux s'ouvrent. Ils le voient soudainement. Il n'est plus simplement une personne anonyme intéressante qui connaît les écritures et partage un repas avec eux : ils reconnaissent le Jésus qu'ils ont suivi pendant des mois et des mois. Leurs yeux et leurs oreilles avaient toutes les données, mais tout s'est éclairci seulement après avoir contemplé les écritures et pris le pain qui leur était offert.
Ici, Luc nous dit comment l'Église nous permet de voir le Christ lui-même. L'Église affirme n'être pas seulement un terrain d'entraînement passif, comme le cinéma, mais aussi une arène active. Nous ne faisons pas que pratiquer notre vision des récits, nous entrons dans le Récit de tous les récits. En contemplant les écritures, nous apprenons à voir l'histoire pré-chrétienne comme pointant vers le Christ, et l'histoire post-chrétienne comme se déployant à partir de lui. En d'autres termes, les données de l'histoire sont unifiées et perçues comme une seule histoire, à savoir celle du Christ. Puis, en mangeant le pain de la sainte communion, nous voyons et entrons réellement dans le corps du Christ, brisé pour nous. Le repas qui nous rassemble en tant qu'Église est en réalité le corps de la Personne qui rassemble toute la création.
Il s'agit d’affirmations métaphysiques fortes, et mon objectif jusqu'à présent n'a pas été de proposer des arguments en leur faveur. Je le ferai dans les prochains articles. Pour l'instant, je veux seulement souligner que le christianisme est au sommet du chemin symbolique que j'ai tracé dans cet article. Tout comme vous avez appris à percevoir des objets étant bébé ou comme vous avez plus tard appris à voir des formes morales dans les films, l'Église vous invite explicitement sur un chemin où vous pouvez apprendre à percevoir Dieu, qui crée et éclaire toutes les formes. Comme nous le verrons dans les prochains articles, le Christ est le symbole ultime, qui peut rendre toute la Création plus intelligible.
Prochain article: L'incarnation
[1] Noë, Alva. Out of Our Heads. Hill and Wang, 2009. P. 47 et suivantes.
[2] Kendrick, Mandy. Tasting the Light. Scientific American, 2009, August. Bach-y-Rita and Neuroplasticity, YouTube, 2012, December
[3] Pour une introduction, voir Brooks, Rodney A. "Intelligence Without Representation." Artificial intelligence 47.1-3 (1991): 139-159.
[4] 45-46.
[5] Fonagy, Peter and Target, Mary. Attachment and Reflective Function: Their Role in Self-Organization, Development and Psychology, 1997.
[6] À l’inverse, dans une métaphysique matérialiste qui ne prend pas au sérieux les émotions de toute façon, il serait difficile d’expliquer la possibilité de tel progrès dans notre perception de celles-ci, ou de l’encourager.
[7] Haidt, Jonathan and Joseph, Craig. The Moral Mind: How 5 Sets of Innate Moral Intuitions Guide the Development of Many Culture-Specific Virtues, and Perhaps Even Modules. In P. Carruthers, S. Laurence, & S. Stich (Eds.), The innate mind (Vol. 3, pp. 367–391). 2006, December.
[8] Taleb, Nassim. “The Black Swan” p. 68-69. Random House Trade Paperbacks, 2010.
[9] Taleb, Nassim. “The Black Swan” p. 76. Random House Trade Paperbacks, 2010
[10] Ibid. Traduction libre.
[11] Ibid., p. 84.
[12] Ibid., p. 59.
[13] Taleb, Nassim. “Skin in the Game” p. 25-26, Random House New York, 2018.
[14] Ibid., 221. Traduction libre.
[15] Ibid., chap 8.
[16] Ibid., chap 7.
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