Le Christianisme post-réductionniste: un chemin hors de la crise de sens — 3. Recouvrer la métaphysique classique

Jean-Philippe MarceauSymbolic World Icon
January 9, 2024

Dans l’article précédent de cette série, j'ai expliqué que le matérialisme réductionniste est confronté sur deux fronts : en haut par la science cognitive et en bas par la physique. Du haut, les phénomènes de la conscience et de rationalité humaine semblent résister à la réduction à des explications purement physiques. De plus, nous observons des avancées plus significatives en sciences cognitives lorsque nous tournons nos recherches vers l'émergence de propriétés irréductibles. Et inversement, du bas, le monde physique, tel que nous le comprenons maintenant, ne fournit pas une base satisfaisante pour la réduction, car ce que nous discernons au niveau le plus fondamental de la physique semble plus proche de la potentialité que des particules et parce que nous ignorons la nature intrinsèque des entités physiques.

Dans cet article, je vise à articuler comment la tradition métaphysique classique, qui englobe les œuvres de figures telles que Platon, Aristote, Plotin et Saint Thomas d'Aquin, permettrait au scientifique moderne de mieux adresser les problèmes ci-dessus. Autrement dit, la tradition métaphysique classique fournit un cadre élégant aux sciences modernes, qui a un pouvoir explicatif bien plus puissant que le réductionnisme.

Cela mettra la table pour des articles subséquents, où l’on s’attardera à la branche spécifiquement chrétienne de la tradition classique. Point intéressant, on verra qu’un des problèmes exposés dans l’article précédent ne sera pleinement traité que dans cette branche chrétienne de la tradition classique.

Forme et potentialité

On peut introduire la tradition métaphysique classique comme une réponse à ces problèmes. Alors que le réductionniste a du mal à rendre compte des propriétés irréductibles en haut, et de la potentialité en bas, ce sont les deux extrêmes à partir desquelles le métaphysicien classique construit son système. En effet, l'idée est qu’en haut, il existe des formes (aussi appelées des universaux) irréductibles et en bas, la potentialité pure (aussi appelée matière première), et que les entités physiques existent dans une hiérarchie entre ces deux extrêmes.[1]

D’abord, par formes ou universaux, le métaphysicien classique fait référence à des structures abstraites, non spatio-temporelles et irréductibles. Le philosophe Scott Berman introduit la notion comme suit, en s'ancrant dans la science moderne.

Les propriétés des choses spatio-temporelles ne sont pas "portées", "détenues", "possédées" ou "ancrées" dans les choses spatio-temporelles du tout. Les choses physiques n'ont pas de propriétés physiques car les propriétés ne sont pas, je vais le soutenir, physiques. Au lieu de cela, les choses physiques sont les instanciations de propriétés non physiques. Autrement dit, les particuliers sont les manifestations spatio-temporelles d'universaux non spatio-temporels. Les universaux, qualités, propriétés ou quel que soit leur nom, en revanche, ne sont pas des parties physiques (ou constituants) d'objets physiques car ils sont non spatio-temporels, et ne pourraient donc pas littéralement faire partie d'un particulier spatio-temporel. Par exemple, un être humain particulier n'a pas la propriété d'être humain; cet être humain particulier est une instantiation du genre humain. Un triangle particulier n'a pas la propriété d'être triangulaire; ce triangle particulier est une instantiation du type triangularité. Une tumeur particulière n'a pas la propriété d'être cancéreuse; cette tumeur particulière est une instanciation du type cancer. Et une chose rouge particulière, par exemple, une pomme, n'a pas la propriété d'être rouge; cette chose rouge particulière est une instantiation du type rougeur. Le but de la science, je vais le soutenir, est de comprendre, c'est-à-dire de saisir intellectuellement, les choses non spatio-temporelles afin que nous puissions correctement identifier les exemples spatio-temporels de ces types de choses et ainsi correctement différencier les exemples spatio-temporels de différents types de choses les uns des autres.[2]

Berman soutient avec persuasion que l'existence des universaux découle naturellement de la vision scientifique moderne du monde.[3] D’abord, tout au long de l'histoire des mathématiques, des mathématiciens ont gardé en vie le platonisme, postulant que les vérités et les objets mathématiques existent en dehors des limites du temps et de l'espace.[4] Considérez un exemple classique: le théorème de Pythagore. Remarquez que ce théorème resterait tout aussi vrai si l’univers spatio-temporel n’existait pas. Certes, il s'applique aux contextes spatio-temporels, mais il transcende lui-même la spatio-temporalité. Ainsi, le théorème existe, mais pas dans un sens spatio-temporel.

Il en va de même pour les équations utilisées par les physiciens en général. Prenons par exemple une équation utilisée pour décrire le comportement d’une particule fondamentale, disons un fermion. Comme le théorème de Pythagore, cette équation est une forme (qui n'épuise pas la forme du fermion) et est non spatio-temporelle, même si elle s’applique à des fermions concrets qui sont, eux, spatio-temporels. Et pourtant, parce qu'ils utilisent cette équation largement en physique, les physiciens modernes doivent admettre qu'elle existe, sinon ils saperaient leur propre vision du monde.

Dans le cadre de la tradition classique, la même conclusion s’applique aux formes en général : ce sont des classifications abstraites, non spatio-temporelles que nous utilisons lorsque nous discutons d'entités concrètes, spatio-temporelles. Il ne s’agit pas du tout juste d’équations, mais de classifications en général, comme “rouge”, “classification”, “triangle”, “vrai”, etc. Ces formes résident en dehors du domaine du temps et de l'espace, et nous permettent de tenir un discours significatif sur les objets dans le temps et l'espace qui instancient ces formes.

Bien que divers penseurs de la tradition classique fournissent différentes justifications pour l'existence des universaux et que leurs approches soient souvent mises en opposition, tous partagent la conviction de l’existence de ces universaux.[5] L'argument sous-jacent est que nier leur existence conduit à une contradiction performative. Tout argument contre les universaux nécessite d'employer les universaux eux-mêmes, y compris des concepts abstraits comme "universaux" et "faux". Ainsi, ceux qui rejettent les universaux contredisent leurs propres prémisses, rendant la négation des universaux logiquement intenable.

Par conséquent, la tradition classique entend par "formes" ou “universaux” ces entités irréductibles et non spatio-temporelles.

À l'autre extrémité du spectre, la tradition classique introduit la notion de "matière première" ou "potentialité pure". Ce concept va au-delà des probabilités trouvées dans la physique fondamentale ; il cible la potentialité pure, qui résiste à toute formulation mathématique, même probabiliste. Les métaphysiciens classiques ne parlent pas de champs potentiels, car cela implique déjà une certaine forme ou structure, mais bien de potentialité pure dénuée de toute forme spécifique.

Il est vrai, ici encore, qu'il existe différentes interprétations au sein de la tradition classique concernant la nature précise de la matière première.[6] Cependant, ces désaccords restent périphériques au point central : le concept de changement présuppose la potentialité. Considérez un exemple classique: la transition d'un bloc de glace solide à un état liquide ; cette transformation présuppose une telle possibilité inhérente à la glace. Dans un sens plus large, chaque instance de changement repose sur une potentialité sous-jacente. Au sein de la tradition classique, au niveau de base de la hiérarchie ontologique se trouve ainsi ultimement la potentialité pure — la matière première capable de prendre diverses formes, la possibilité de tout changement. Pertinent à noter, cela s'aligne avec les observations des physiciens qui rencontrent une matière qui tend progressivement vers la potentialité pure lorsqu'ils plongent plus profondément dans l'échelle ontologique.

Dans le cadre classique, nous ne pouvons octroyer aucun attribut positif à la matière première elle-même, car elle ne possède aucune structure intelligible inhérente que nous pouvons décrire. Au contraire, nous ne pouvons qu'affirmer, de manière tautologique, qu'elle est le potentiel pour l'actualisation, la possibilité même de la réception des formes.

En résumé, l'existence de propriétés irréductibles telles que la conscience et la rationalité observées en sciences cognitives, ou les équations utilisées en physique, rappellent le concept classique de formes irréductibles. De même, la découverte des ondes probabilistes dans le domaine de la physique ouvre la voie à la compréhension du concept classique de potentialité pure. Ainsi, bien que la tradition classique dépasse les limites des sciences modernes, ces sciences pointent actuellement vers la tradition classique.

Hiérarchie

Maintenant que nous avons introduit ces deux extrêmes, à savoir les formes et la potentialité, tournons-nous vers la hiérarchie entre elles. Contrairement au réductionnisme, qui vise à réduire tout à un seul niveau de réalité, à savoir le niveau particulaire, la tradition classique affirme une structure hiérarchique à la réalité, entre (et incluant) les formes irréductibles et la pure potentialité.

Juste au-dessus du domaine de la pure potentialité, au sein de la hiérarchie ontologique, la tradition classique affirme l’existence d’éléments fondamentaux. À l’époque, c’était le feu, l'air, la terre et l'eau.[7] C’étaient les catégories scientifiques de l'époque. Aujourd’hui, juste au-dessus du pur potentiel, on parlerait plutôt de champs probabilistes, mais les détails spécifiques ont peu d'importance. Ce qui compte vraiment, c'est qu'au-dessus du niveau de la potentialité pure, on observe l'émergence de formes incarnées qui viennent structurer — ou, pourrait-on aussi dire, contraindre, actualiser, ou émaner sur — la potentialité sous-jacente. C'est à travers l’union de la forme et de la potentialité que les entités concrètes entrent en existence.

Notons que, bien que les ondes étudiées en physique présentent des caractéristiques probabilistes, elles ne sont pas synonymes de pure potentialité, car elles peuvent encore être quantifiées dans une certaine mesure. C’est donc dire que, à ce niveau, la pure potentialité est véritablement structurée par des formes spécifiques. Terminologiquement, on peut dire que les ondes informent la pure potentialité, ou inversement, que la pure potentialité fournit la matière pour les ondes.

Si l’on s’arrêtait ici, les lecteurs découvrant la tradition classique pour la première fois pourraient se trouver perplexes face au cadre théorique complexe utilisé pour élucider ce qui semble, à première vue, être aussi simple que les ondes étudiées en physique fondamentale. Or, c’est que la véritable force de la tradition classique réside dans sa capacité à rendre compte de manière exhaustive de toute la hiérarchie ontologique. Face à la simplicité du réductionnisme, qui éclaire seulement un unique niveau de la réalité, la métaphysique classique offre un système plus élaboré capable d'expliquer l'existence de tous les niveaux de réalité.

Considérons donc un autre niveau. Repensez à nouveau aux ondes probabilistes de la physique fondamentale. Elles constituent la matière pour la forme des particules fondamentales, par exemple les fermions. Terminologiquement, nous pourrions dire que les ondes sous-tendent ou expriment le fermion. Alternativement, nous pourrions dire que la forme abstraite du fermion informe les ondes probabilistes. L'union d'une forme abstraite et de la potentialité donne lieu à une entité concrète.

Maintenant, mon but n’est pas ici de donner une leçon de physique, mais plutôt d’indiquer que, dans le cadre métaphysique classique, il n'y a aucune difficulté à discuter des quatre niveaux de réalité que j'ai décrits jusqu'à présent, à savoir la pure potentialité, les ondes probabilistes, les particules fondamentales et les formes abstraites. Il n'est pas nécessaire de les réduire à un seul niveau comme dans le réductionnisme. Plutôt, le métaphysicien classique explique que lorsqu’une onde s’effondre pour former un fermion, c'est parce que la structure abstraite, la forme du fermion, vient structurer le potentiel à l'échelle élémentaire, un potentiel que la forme de l’onde structurait déjà, bien que dans une moindre mesure, à son niveau.

Il est intéressant de noter, cependant, que le statut ontologique des entités de niveau inférieur change lorsqu'elles entrent dans une forme supérieure. Ainsi, nous disons que les ondes existent virtuellement à l'intérieur des fermions,[8] car elles n'existent pas de la même manière que lorsqu'elles sont libres, sans être structurées une forme de fermion. Il est cependant essentiel de préciser clairement qu'en parlant d'existence virtuelle, nous n’entendons pas la non-existence, mais plutôt un autre type d'existence. On peut dire que les ondes sont potentiellement présentes dans les fermions.

Ce sera peut-être plus facile à concevoir en prenant un exemple plus près de l’échelle humaine, comme l'eau.[9] D’abord, les propriétés de l'eau ne sont pas réductibles aux propriétés de ses atomes constitutifs. Alors que l'hydrogène et l'oxygène existent en tant que gaz inflammables et oxydants respectivement quand ils sont seuls, un phénomène entièrement distinct émerge lorsqu'ils sont combinés pour former de l'eau, à savoir un liquide. Ainsi, la forme de l'eau confère une structure et impose de nouvelles contraintes aux potentialités précédemment informées uniquement jusqu'au niveau atomique dans l’hydrogène et l’oxygène. L’hydrogène et l’oxygène existent alors virtuellement dans l’eau.

Dans le discours naturaliste contemporain, le concept d'émergence est fréquemment invoqué pour exprimer l'idée que l'eau dépend matériellement de l'hydrogène et de l'oxygène pour sa manifestation, mais ne peut pas être réduite aux propriétés de ces éléments constitutifs.[10] Ce phénomène d'émergence, qui commence au niveau des ondes fondamentales de la physique, se produit aussi plus haut dans la hiérarchie. Les particules émergent des ondes sans se réduire à ces ondes. Les atomes émergent des particules sans se réduire à ces fermions. Les molécules émergent des atomes sans se réduire à ces atomes. Les cellules émergent des molécules sans pouvoir être réduites à elles. Les organismes émergent des cellules sans pouvoir être réduits à ces composants cellulaires. Et ainsi de suite. À chaque niveau de réalité, nous rencontrons des systèmes dynamiques authentiques et irréductibles qui présentent des propriétés distinctes de celles trouvées aux niveaux inférieurs.[11]

Avec la terminologie de la métaphysique classique, on ne parlerait pas juste d’émergence du bas vers le haut, mais aussi réciproquement d’émanation du haut vers le bas. Les formes des ondes probabilistes émanent sur la potentialité pure. Les formes de particules émanent sur les ondes probabilistes. Les formes des atomes émanent sur les particules. Les formes des molécules émanent sur les atomes, et ainsi de suite. Bref, pour le métaphysicien classique, le monde existe dans une hiérarchie qu’on peut décrire comme émergeant, niveau par niveau, de la matière pure jusqu’aux formes, et réciproquement, comme émanant des formes jusqu’à la matière pure.

Notons aussi que, dans le naturalisme moderne non-réductionniste, l’émergence ne s’arrête pas à l’humain. On s’intéresse aujourd’hui notamment à la cognition distribuée qui s’enracine dans des groupes d’humains sans se réduire à ces composants humains.[12] Par exemple, il semblerait que le langage émerge ainsi de groupes d’humains, et non pas d’humains individuels. Autrement dit, sans groupe d’humains, pas de langage.

Ce genre de proposition, comme quoi il existe des entités irréductibles qui dépassent l’humain, n’était pas un problème dans la tradition classique. Il existe même des exemples très explicites d’études du genre, comme la République de Platon. En effet, dans ce texte, Platon étudie en détail le parallèle entre la forme de la cité et la forme d’un humain, sans tenter de réduire l’une à l’autre, notamment pour comprendre comment la forme de la justice émane à ces deux niveaux de la réalité. La cité existe de façon irréductible, avec ses formes, et l’humain existe de façon irréductible, avec ses formes analogues mais différentes.

Bref, la métaphysique de la tradition classique offre un cadre élégant pour tous les niveaux de réalité existant entre la potentialité pure et les formes abstraites: ondes probabilistes, particules, atomes, molécules, cellules, organismes et groupes d’organismes. Chaque niveau correspond à un système distinct et irréductible, caractérisé par sa propre forme particulière d'actualisation. Avec chaque montée dans la hiérarchie, une forme plus complexe et sophistiquée est instanciée dans la réalité. Ou, pour le dire autrement, la potentialité pure subit des niveaux successifs de structuration, devenant de plus en plus expansive et complexe.

Au-delà des limites du matérialisme

Pour conclure, revisitons les cinq problèmes que nous avons explorés dans l’article précédent sur la mort du matérialisme et observons comment ils sont traités par la tradition classique. En fait, on verra qu’il n’en restera qu’un seul qui ne sera pas complètement traité, mais pour cela il nous faudra une clé qui ne sera dévoilée que par le Christianisme, dans les articles suivants.

D’abord, contrairement au réductionniste, le métaphysicien classique peut facilement expliquer l'émergence de nouvelles propriétés à travers cette hiérarchie ontologique. Rappelons que dans l’article précédent, nous avons discuté du phénomène de la conscience phénoménale (de l'expérience de la perception, du ressenti, etc.). Nous avons utilisé les arguments de la chambre de Mary et du spectre inversé pour montrer qu’il y a toute une partie du monde à laquelle le matérialiste s’était coupé. S’étant contraint au langage physique, il est comme une personne ne voyant qu’en noir et blanc, condamnée à ne jamais pouvoir appréhender l’expérience de la vision de couleur.

Or, ce type de difficulté est évitée dans la tradition classique, étant donné sa prémisse fondamentale selon laquelle, au sommet de la hiérarchie, résident des formes intrinsèquement irréductibles. Ainsi, en montant cette hiérarchie ontologique, les formes que nous rencontrons — de plus en plus riches — ne sont pas créées ex nihilo. Elles existent de manière pérenne, bien qu'elles que leur émanation ne puisse s’enraciner que lorsque des corps de complexité requise apparaissent. Ainsi, l'émergence ne sort pas de nulle part. Elle est intelligible quand on considère l’émanation réciproque.

Par exemple, dans le contexte de la conscience phénoménale, la tradition classique affirme que celle-ci émerge au sein de la hiérarchie ontologique à un certain niveau organisationnel. Cela se produit probablement au niveau cellulaire ou animal, étant donné que les cellules et les animaux démontrent la capacité de maintenir leur existence en poursuivant activement et en s'orientant vers des nutriments spécifiques, en repoussant certains pathogènes et en évitant des menaces potentielles. Par conséquent, il semble que ce soit à ce stade que l’émanation de formes conscientes puisse atterrir. Ces formes existaient depuis toujours, mais il leur fallait un corps suffisant pour s’incarner.

L'importance de la perspective classique devient encore plus profonde lorsqu'on considère le niveau humain, où non seulement la conscience phénoménale, mais aussi la rationalité sont présentes. Rappelons-nous que la rationalité était un problème pour le réductionniste. Effectivement, on s’est rendu compte, dans les sciences cognitives, que si l’on tente de réduire la rationalité à quelque chose ce non rationnel, comme un théorie neuroscientifique, on présuppose en réalité la rationalité… Ainsi, comme Platon l’avait expliqué, la rationalité est irréductible.

Mais contrairement au réductionnisme, ce n’est pas un problème dans la tradition classique. La rationalité est une certaine forme qui requiert un certain niveau de complexité pour s’incarner, en l'occurrence au niveau humain. Semblables aux cellules ou aux animaux, les humains ont la capacité d'assurer leur survie en recherchant activement des nutriments essentiels, en repoussant des pathogènes nocifs et en évitant des dangers. Cependant, nos capacités vont au-delà de ces mécanismes de survie, car nous pouvons également appréhender des concepts abstraits. Nous faisons des mathématiques, par exemple, en manipulant des entités qui transcendent les limites spatio-temporelles. En lisant ce texte, vous vous engagez dans la compréhension rationnelle de concepts abstraits, tels que la notion de forme. La potentialité inhérente à vos cellules est ainsi informée par votre forme humaine rationnelle, vous permettant de réfléchir sur les formes elles-mêmes. Ce phénomène est vraiment remarquable mais n'émerge pas spontanément de nulle part sans émanation, comme c’était le cas dans le réductionnisme.

La tâche qui attend les scientifiques cognitifs est d'élucider davantage ce processus. Cependant, la tradition classique sert de cadre dans lequel ces entités émergentes non réductibles sont intelligibles. Des concepts tels que la conscience, la rationalité et la cognition en général ne sont pas artificiellement simplifiés ou réduits dans cette perspective.

De plus, la tradition classique s'accorde bien avec les intuitions de la troisième génération des sciences cognitives, où l'esprit est considéré comme incarné, inséré, mis en acte et étendu (“embodied, embedded, enacted and extended”). On se rappellera qu’au lieu de chercher l'esprit dans des régions cérébrales isolées, cette perspective souligne l'importance des relations causales irréductibles — des formes — qui englobent l'agent, y compris son corps, et son environnement. Certes, le cerveau joue un rôle pivot dans ce système, mais il ne peut être réduit à ses parties constituantes, pas plus que la cognition ne peut être réduite uniquement à l'activité cérébrale, contrairement à ce que le matérialiste affirmait. Comme mentionné dans l’article précédent, même dans un robot simple, la perception dépend non seulement de son réseau neuronal artificiel, mais aussi de son corps et de son environnement. Pour le métaphysicien classique, c'est simplement parce que la vision est une forme qui s'incarne dans un agent, incluant son corps, et son environnement.

Enfin, la tradition classique offre une interprétation simple et élégante de phénomènes physiques qui se révèlent problématiques sous une optique réductionniste, comme nous l'avons déjà mentionné. La métaphysique classique postule l'existence de potentialité au bas de la hiérarchie ontologique. Il n'est donc pas surprenant que les physiciens rencontrent des entités probabilistes lorsqu'ils s'aventurent dans cette hiérarchie ontologique. C’est quelque chose d’attendu, et non pas un problème comme pour le matérialiste qui était à la recherche de particules fondamentales stables.

Cependant, si nous examinons le dernier problème, à savoir la question de la nature intrinsèque des entités physiques, nous devons admettre que Platon, Aristote et leurs disciples païens n'ont pas une réponse complètement élaborée. On se rappellera que la science physique nous laisse avec un mystère: elle est parvenue à décrire mathématiquement le comportement sophistiqué d’entités dont elle ne nous révèle par la nature. Quelle est donc cette nature? Sur cette question, le plus que nous puissions dire, avant de revisiter cette question à la lumière du christianisme, est que, comme chaque chose concrète dans la hiérarchie ontologique, les entités étudiées par la physique sont une union de forme et de potentialité.

Mais avant, nous consacrerons un dernier article au recouvrement de la tradition classique, spécifiquement pour recouvrer la participation classique aux niveaux moraux et narratifs de la réalité. En effet, d’un point de vue existentiel, c’est là que la tradition classique brille. Au-delà de détruire intellectuellement le matérialisme nihiliste et le remplacer par une métaphysique plus riche, ce qui est concrètement excitant pour un zombie en rémission est la possibilité de grandir en vertu et en sagesse.

Prochain article: Recouvrer la participation

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[1] Dodds, Michael J. Unlocking Divine Action. CUA Press, 2012. Feser, Edward. Aristotle's Revenge: The Metaphysical Foundations of Physical and Biological Science. Editiones Scholasticae, 2019A. Feser, Edward. Scholastic Metaphysics: A Contemporary Introduction. Editiones Scholasticae, 2019B. Feser, Edward. Aquinas: A Beginner's Guide. Simon and Schuster, 2009. Berman, Scott. Platonism and the Objects of Science. Bloomsbury Publishing, 2020. Perl, Eric. Thinking Being: Introduction to Metaphysics in the Classical Tradition. Brill, 2014.

[2] Berman, Scott. Platonism and the Objects of Science. Bloomsbury Publishing, 2020, p.7. Traduction libre.

[3]Ibid., chapitre 6.

[4] Pour une introduction, voir Feser, Edward. Five Proofs for the Existence of God. Ignatius Press, 2017, chapitre 3.

[5] Pour un bon survol, voir Perl, Eric. Thinking Being: Introduction to Metaphysics in the Classical Tradition. Brill, 2014.

[6] Voir, par exemple Schindler, David C. "What’s the Difference? On the Metaphysics of Participation in a Christian Context." The Saint Anselm Journal 3.1 (2005): 1-27. Ou Feser, Edward. Aristotle's Revenge: The Metaphysical Foundations of Physical and Biological Science. Editiones Scholasticae, 2019A, section 1.2.1.

[7] Dodds, Michael J. Unlocking Divine Action. CUA Press, 2012, p. 20.

[8] Ibid., p. 33.

[9] Ibid., p. 32.

[10] Pour une introduction, voir Dodds, Michael J. Unlocking Divine Action. CUA Press, 2012, p. 56-63.

[11] Berman, Scott. Platonism and the Objects of Science. Bloomsbury Publishing, 2020, chapitre 6.

[12] Hutchins, Edwin. "Distributed cognition." International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences. Elsevier Science 138 (2000): 1-10. Hollan, James, Edwin Hutchins, and David Kirsh. "Distributed cognition: toward a new foundation for human-computer interaction research." ACM Transactions on Computer-Human Interaction (TOCHI) 7.2 (2000): 174-196.

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