Dans mon précédent article à propos de l’icône de Saint-Christophe cynocéphale, j’ai promis d’accompagner le lecteur dans une rencontre avec ce Saint.  Pour ce faire, nous devrons nous transporter assez loin de notre sujet d’iconographie principal, mais pour comprendre un Saint aussi singulier, cet éloignement est nécessaire.

Espérons que le lecteur qui s’approchera avec moi de l’extrémité et entrera même dans l’eau en émergera ensuite avec une vision plus claire de Saint-Christophe et de ce qui le rend digne d’attention.

La forme du monde

Comme je l’ai mentionné plus tôt, la clé pour comprendre l’étrangeté de Saint-Christophe est dans la capacité à saisir réellement l’analogie rigoureuse entre l’Homme individuel et le Cosmos entier.  Saint-Maxime nous rappelle que l’Homme est Microcosme, qu’il contient en lui-même toute la création du fait qu’il est le centre de la création, cet endroit où toute la création converge.  L’Homme comme centre, comme médiateur entre le ciel et la terre, a deux horizons; l’un menant vers l’intérieur et vers le haut, vers la sphère Angélique jusqu’à l’Incréé, l’autre menant vers l’extérieur et vers le bas, vers le reste de la création et ultimement vers le Chaos primordial.  L’Homme participe même à l’existence du Cosmos par l’action de «nommer».  On le voit dans la Genèse quand Adam nomme les animaux, agissant, admettons-le, comme une sorte de «démiurge» envers la création.  L’Homme reflète à une échelle plus restreinte, par son propre logos, ce que le Logos a fait en tant que Verbe Créateur du Père.  Le Logos Divin est la source de l’être: «Qu’il y ait...».  Le logos de l’Homme est la source de spécificité: «ceci est un/une...».

À travers la Chute, l’homme a été «décentré» de son propre cœur, ce qui a résulté en son bannissement du centre cosmique, du Saint des Saints, du jardin où se trouve l’arbre de la vie.  Dans cet état, les deux horizons mentionnés —l’un menant vers Dieu et l’autre menant vers le Chaos— sont transformés en limites, en frontières.  Avant la chute, il est dit de l’Homme qu’il était revêtu de splendeur, et d’une façon semblable qu’il avait accès aux splendeurs de Dieu.  La chute a «durci» ces splendeurs, les a transformées en frontières.  Deux frontières apparaissent à l’homme, une frontière à chaque «horizon».  La frontière intérieure est le chérubin tenant une épée enflammée et bloquant l’entrée au paradis, alors que la frontière extérieure est cette couche de peau, cette démarcation de corporalité ou d’animalité qui empêche notre complète dissolution dans le chaos de la mort.  Même si où que l’on se tienne on ne puisse percevoir qu’une seule frontière sur chacun des deux horizons, les frontières sont nombreuses — il existe plusieurs voiles du cœur, plusieurs vêtements de peau.  Il nous faut les comprendre comme étant semblables aux couches d’un oignon, semblables aux barreaux sur l’échelle de l’Ascension Divine, aux niveaux dans la Hiérarchie décrite par l'Aréopagite.  L’image la plus claire se trouve dans le Tabernacle de l’Ancien Testament, le voile de lin intérieur étant orné d’un chérubin, recouvert d’une série de revêtements plus épais et plus «sauvages», puis d’un voile de laine, d’une peau de bélier teinte en rouge, et ensuite de ce qui est possiblement la peau d’un marsouin ou du moins d’un animal complètement sauvage (voir Exode 36).

Les deux frontières après la chute. Le Chérubin et les vêtements de peau.

La structure que j’ai décrite est la forme ontologique de toute chose: la forme de l’homme, la forme d’une église, d’un temple, d’une ville, d’une civilisation, et même du cosmos lui-même.  C’est lorsqu’elles baignaient dans ce genre de symbolisme que les civilisations anciennes ont développé leur cosmologie; l’idée que «leur» centre, leur «omphale», était entouré en s’éloignant du centre par des peuples et des créatures de plus en plus chaotiques, étrangers, voire monstrueux, jusqu’à ce qu’on atteigne une frontière, ces «Portes Caspiennes» au Nord, au-delà desquelles existaient une noirceur, un chaos presque «innommé».  Il y avait aussi cette autre frontière — un ensemble plus intérieur de «voiles», menant finalement à un lointain pays béni, un paradis, un Éden.  Dans une église, ces deux frontières sont l’iconostase qui dissimule l’autel, et la frontière Ouest de l’église, où se trouve l’entrée principale.  À ce point-ci, on ne sera pas surpris d’apprendre que dans certaines traditions Grecques, l’icône de Saint-Christophe est placée au-dessus de la porte de sortie Ouest de façon à ce qu’elle soit, d’une certaine façon, la dernière icône qui soit vue avant de descendre dans le monde chaotique.  Il s’agit là évidemment d’un symbolisme similaire à celui des gargouilles disposées sur les murs extérieurs des églises Occidentales.

La forme de la Frontière

Races monstrueuses apparaissant aux extrémités d’une carte Médiévale.

La frontière, la limite ou le ‘buffer’ entre deux choses, comme une manifestation des vêtements de peau, nous sont présentés comme la mort et l’obscurcissement.  Cet espace marginal peut aussi nous apparaître comme un hybride, une mixture, un entre-deux qui mêle des éléments ensemble.  L’hybridité, comme un pont qui touche aux deux rives d’une rivière, est la forme naturelle d’un endroit intermédiaire.  C’est aussi ce qui arrive inévitablement à l’inconnu lorsqu’il se présente à nous.  Lorsque l’on fait une rencontre qui nous est inhabituelle, il s’agit pour nous d’un certain chaos; on pourrait dire que l’objet de cette rencontre n’a pas encore été bien «nommé» — à la manière d’Adam qui donne un nom aux animaux — il n’est pas uni à notre logos.  Quelle que soit la chose inconnue qui se présente à nous, elle cherchera à apparaître dans une des catégories que nous connaissons déjà.  Pourtant cette apparition deviendra monstruosité, mixture entre deux catégories, ou alors trop ou trop peu de quelque chose.  Dans des cas extrêmes, cet inconnu peut se présenter comme l’inversion d’une catégorie que l’on connaît, sa propre possibilité d’exister nous faisant défaut.  Tous les monstres et les espèces fantastiques des temps Anciens possèdent l’une de ces formes; les géants, les sirènes, les licornes, les Amazones et même le dragon dans l’iconographie traditionnelle apparaît comme un hybride: un serpent ou un lézard avec des ailes et souvent des endroits poilus.

Le dragon comme créature hybride qui représente le chaos.

La rencontre de l’inconnu, comme manifestation sociale du chaos et de la mort, correspond à nos propres passions individuelles, causées aussi par notre état de mortel; ces deux niveaux coïncideront l’un avec l’autre, se croiseront, le premier étant le signe extérieur ou intérieur du second.  Le chaos est une absence d’ordre, une absence de logos, une question appelant une réponse.  Exactement comme une passion, il se présente comme une faim, comme un manque qui nous torturera jusqu’à ce qu’il soit comblé.  Il y a donc, lorsqu’on rencontre le chaos relatif qui se cache aux limites de ce que nous sommes, un certain danger tant au niveau individuel que social.  Ce danger est un accablant désir de «remplir le vide», de connaître impétueusement ce à quoi on fait face.  Ce désir de connaître est le même que celui d’Ève pour le fruit de la connaissance, un désir de manger, d’absorber.  Il existe en nous une envie irrépressible d’immédiatement «participer» à ce chaos, de le consommer et souvent de nous y perdre, non pas à travers la médiation raisonnable du logos mais à travers un entremêlement liminaire.  Si on se laisse être tenté par le chaos, on projettera alors ce qui réside dans notre propre périphérie dans ce qui nous est inconnu, c’est à dire nos passions secrètes: soit nos désirs et nos avidités ou nos peurs et nos haines.  Il n’y a pas de différence entre ces deux extrêmes au niveau spirituel.  Finalement, le sauvage barbare cannibal et le noble sauvage uni avec la nature sont deux côtés d’une même médaille, deux façons de projeter nos passions dans l’inconnu.[1]

L’architecture de la relation du centre avec la périphérie, du logos avec le chaos, explique certains des aspects plus étranges de la tradition Orthodoxe.  Quand je lis les réserves face à Saint-Christophe et à la façon dont il se présente, je me demande souvent si les gens qui les formulent ont lu ne serait-ce qu’un peu sur la vie des saints.  Dans les écrits monastiques, particulièrement chez les Pères du désert, on voit ce pattern se déployer encore et encore.  Dans la vie de Saint-Antoine lui-même, on trouve le début de ce pattern.  Saint-Antoine rencontre Satan sous la forme d’un garçon Éthiopien, et tout au long du moyen âge, ce symbole se répétera dans les écrits monastiques; les démons, étroitement liés aux passions du saint, se présenteront comme des Éthiopiens.  L’Éthiopien, comme dans l’histoire de conversion dans les Actes des Apôtres, devient l’image de la frontière, bien que nous voyions ici les aspects négatifs de la mort, le côté dangereux des vêtements de peau agissant là comme véhicule du démoniaque.  De telles histoires d’Éthiopiens ont conduit bien des gens à interpréter ces récits monastiques comme un genre de proto-racisme, quoique ce soit une interprétation très anachronique et simpliste.  Pour ceux qui ont suivi mes constantes conversations au sujet des vêtements de peau et du double mouvement de la périphérie, une image bien plus subtile et plus profonde se dessinera.

En effet, il existe d’autres récits d’Éthiopiens dans la tradition.  Par exemple dans l’histoire de Saint Arsène de Scété lorsqu’il a décidé de quitter le désert, nous lisons : «Près de la rivière, une esclave Éthiopienne s'approcha et toucha sa peau de chèvre, et le vieil homme la réprimanda.  La jeune esclave lui répondit, ‘Si tu es un moine, va dans le désert’.  Le vieil homme, frappé de componction à ces paroles, dit en lui-même, ‘Arsène, si tu es un moine, va au désert’.[2]»

Le lecteur ne sera plus surpris de trouver encore la structure de «traversée des eaux» exposée dans le premier article.  Tous les symboles y sont présents: la scène se déroule devant une rivière, le «vêtement de peau» est touché par la fille Éthiopienne, et bien qu’à priori le saint est apeuré et le lui reproche, il trouve en elle le moyen de retourner au désert, de traverser à nouveau la rivière comme Élisée l’avait fait.  Donc dans ce récit, l’Éthiopien apparaît comme le côté positif de la périphérie, comme l’Arche par laquelle le saint est sauvé de ses tentations.  Dans la vie de Saint-Moïse le Noir, nous trouvons encore la même structure.  Son histoire le raconte étant contrecarré par un chien alors qu’il commet un vol, et plus tard on le trouve traversant une rivière à la nage, pour aller abattre le mouton du propriétaire de ce chien.  Il se cache ensuite chez des moines où il devient Chrétien et plus tard un saint.  Remarquez le chien, la rivière, l’animal mort et la traversée qui mène au salut.  La même histoire se produit encore et encore comme la marge peut être l’image de la mort en tant que frontière ou de la mort en tant que traversée.

Saint-Antoine ne rencontre pas seulement le démoniaque sous la forme d’un garçon Éthiopien, mais il rencontre aussi la limite comme un hybride.  Au désert, il fait face à un Satyre et un Centaure, deux hybrides animaux-humains, reliés, même dans la pensée Gréco-Romaine, à la luxure, aux passions et à la périphérie.[3]

Saint-Moïse le Noir, fresque de Macédoine

Le centaure Nessos kidnappe Déjanire, la femme d’Héraclès. Vase Grec.

À ce stade je vais fournir un exemple clair issu de l’histoire récente afin d’éviter le danger que ce que je présente n’ait l’air que de spéculation ésotérique.  À la fin du dix-neuvième siècle, pendant l’expansion impérialiste des puissances occidentales, l’art «tribal» commençait à poindre abondamment sur l’horizon Européen.  Accueillies comme des «curiosités», ces images extirpées de leur contexte traditionnel apparaissent comme des objets de spéculation et de fantaisie.  Plusieurs étaient pris de stupéfaction et d’autres de dégoût devant ces images puisque les traits, comme par exemple les dents pointues, les scarifications, les abstractions géométriques, étaient extrêmement étrangers aux sensibilités occidentales.

African art and passion. Photo par le photographe avant-garde Man Ray

Cependant, plusieurs artistes voyaient dans ces masques et ces statuettes l’image d’une créativité sauvage, d’une liberté visuelle et de passions sexuelles déchaînées.  Les artistes Dadaïstes se pavanaient à demi-nus, portant des masques et frappant sur des tam-tams, produisant des sons saugrenus dans une sorte de frénésie émotive et sexuelle d’une façon qui, leur semblait-il, reproduisait la culture tribale.  Les artistes qui étaient déterminés à anéantir l’ordre artistique des choses ont commencé à inclure ces masques dans leurs peintures, en particulier les Expressionnistes Allemands, mais aussi d’autres comme Picasso, qui a mis des masques Africains à ses prostituées dans le célèbre tableau «Les Demoiselles d’Avignon».  L’inconnu dans ce cas était utilisé comme véhicule pour projeter tout ce qui était aux frontières de la civilisation, comme un outil pour renverser les lois de la cohérence visuelle.  Ces images étaient utilisées par les premiers artistes modernes d’une façon qu’on ne peut qualifier que de «démoniaque».  Pourtant, ayant vécu en Afrique pendant 7 ans, je peux attester que contrairement à l’image de «créativité brute» qu’on leur attribuait, ces objets sont extrêmement typologiques, et leurs formes sont copiées et transmises de génération en génération.  Aussi, du point de vue africain, ces objets sont utilisés essentiellement comme «façonneurs d’identité», comme une manière de préserver les structures et les coutumes sociales, notamment les normes sexuelles et les tabous, et non-pas comme une façon de les détruire —manière dont les Européens les ont utilisé.

C’était la nature «étrangère» de ces images, le fait qu’elles semblaient détachées de tout ce qu’ils connaissaient, qui les a mené à projeter en elles ce qui se trouvait dans leurs propres «sombres recoins».[4]

Picasso. Les Demoiselles d’Avignon, des prostituées portant des masques Africain comme l’expression d’une sexualité dénouée.

Afin d’apporter un contrepoids à mon dernier point, il est important de spécifier que l’hybridité et la noirceur n’apparaissent pas exclusivement à la frontière extérieure, mais aussi à la frontière intérieure, comme le voile couvrant la gloire de Dieu.  Le Chérubin formant le trône de miséricorde sur l’Arche, le Chérubin brodé au voile du saint des saints, le Chérubin faisant tournoyer son épée enflammée à la porte du Paradis, ce Chérubin qui apparaît à Ézéchiel alors qu’il s’approche de la gloire de Dieu, sont tous décrits comme des hybrides à quatre têtes: l’homme, le boeuf, le lion et l’aigle.

Tétramorphe du Monastère Météore

Ils sont décrits comme arborant quatre ailes pour se couvrir et ayant les pattes d’un bœuf.  Plusieurs les ont associé au Kerub Babylonien qui joue un rôle similaire au sphinx, qui gardait lui aussi un lieu saint.

Kerub Babylonien

En iconographie, la structure chérubinique apparaît dans le tétramorphe et est reliée aux frontières, les «quatre coins» de la gloire du Christ, tout en étant associée au «durcissement», à l’extériorisation du Logos dans les quatre évangiles.  Toutefois, même les anges plus «personnels» comme Saint-Michel ou Saint-Gabriel qui, bien qu’ils ont des visages humains, apparaissent tout de même comme des hybrides à cause de leurs ailes d’oiseaux.  Et tout comme le chérubin avec une épée ou encore comme Saint Christophe le glorieux combattant, l’iconographie originale des Archanges les représente comme des guerriers.  Notre perception des anges a été bien adoucie depuis la Renaissance alors que nous avons cédé aux blondinets pastels et flottants des sensibilités Nouvel Âge.  Mais même la Très-Pure Mère-de-Dieu a été d’abord terrifiée à la rencontre de l’Archange.

Rencontrer la marge dans notre propre culture

L'expérience de l'inconnu comme une forme relative de chaos est quelque chose auquel chacun d'entre nous a eu à faire face.  Si on entend un langage proche du nôtre, si par exemple un francophone entend de l’espagnol ou du latin, il pourra discerner un peu de la signification de ce qui est dit.  Si un francophone entend du russe, il ne pourra rien comprendre mais pourra possiblement percevoir la structure, les mots, le ton.  Mais s’il entend du vietnamien, il trouvera difficile de distinguer même la moindre structure, le ton, et certains sons seront même impossible à percevoir puisqu’ils sont trop «éloignés» de l’horizon de son audition.  Pour lui, c’est du bruit.  Cette expérience est l’origine du mot «barbare» la plus souvent citée. La langue des étrangers était aux oreilles des Gréco-Romains comme des bruits d’animaux, une sorte de jappements: Bar-Bar-Bar-Bar.  L’homme à tête de chien est une version visuelle de cette perception.  La difficulté pour nous aujourd’hui est qu’à cause des médias de masse et de la culture de l’image, nous avons «tout vu»; l’expérience visuelle de l’inconnu nous est donc difficile à expérimenter de façon marquée, mais peut-être avons-nous tous au moins rencontré une version plus légère de cette expérience.  Il nous est presque tous déjà arrivé de discuter avec quelqu’un en croyant cette personne un étranger puis, pour une raison ou une autre, de nous rendre compte que nous connaissons cette personne.  Subitement notre perception de leur visage se transforme sous nos yeux; ce qui nous apparaissait comme un visage comme un autre devient le visage d’une connaissance, à tel point qu’il nous serait difficile de nous rappeler comment nous la percevions avant cette petite révélation.[5]  Bien qu’il n’y ait pas de catégories ou de formules qui puissent capter la différence entre le visage que je ne connaissais pas et celui que je connais, il serait bien malhonnête de dire que l’une ou l’autre de mes expériences était «fausse».  Les données scientifiques, la description scientifique froide d’un visage, si une telle description peut même exister, ne sont d’aucune aide dans la différenciation entre ce qui est étranger de ce qui est familier.  L’inconnu et le familier sont inquantifiables et sont entièrement du domaine de l’expérience humaine.  Et c’est justement l’expérience humaine et non pas une sorte de dissection du monde clinique et aliénée qui est la base de tout le symbolisme Chrétien.  Le nier serait compromettre énormément.  Le nier serait de rendre incohérents les «cieux» eux-mêmes auxquels le Christ a fait son ascension puisqu’on peut affirmer sans scrupule qu’il n’est pas allé flotter là-haut avec la station spatiale.

Je suis persuadé que l’icône de Saint-Christophe nous offre une représentation visuelle de cette expérience de l’inconnu.  Elle est cette rencontre avec un visage qui se trouve si loin de notre capacité à percevoir une familiarité qu’il se présente comme monstrueux et hybride.  Quand on regarde les histoires d’Hommes à tête de chien et d’autres races monstrueuses, les voyageurs les rencontrent dans toutes les marges, alors même que cette marge se déplace de plus en plus loin vers l’Est, l’Ouest et le Nord.  Si Alexandre dans sa Romance rencontre le cynocéphale en Asie mineure, le Roi Arthur lui en rencontre en Écosse; Charlemagne les rencontre comme Vikings de Scandinavie, Marco Polo et d’autres voyageurs les rencontrèrent plus loin encore, et finalement Colomb lui-même pensera les voir dans les Amériques.

Les frontières nous apparaissent toujours comme monstrueuses.  C’est ainsi que les êtres humains interagissent avec le monde, qu’on craigne et qu’on haïsse ce monstre ou qu’on le désire et l’idéalise, sa monstruosité demeure.  Saint-Christophe est pour nous la personne la plus «éloignée», cet être qu’on distingue à peine à cause de notre propre horizon limité.  Il est aussi pour nous notre propre limite, notre vêtement de peau, duquel nous ne devrions pas démentir le danger et la monstruosité mais qui a aussi le potentiel d’être christophoros, tout comme la personne la plus éloignée abrite le même potentiel, puisque c’était là les derniers mots du Christ pour nous: qu’il serait avec nous jusqu’aux extrémités de la terre.  Et finalement, comme Gentils nous sommes ces premiers «étrangers», car comme Saint-Paul insiste: «Et vous, vous étiez jadis étrangers à Dieu, et même ses ennemis, par vos pensées et vos actes mauvais.  Mais maintenant, Dieu vous a réconciliés avec lui, dans le corps du Christ, son corps de chair, par sa mort, afin de vous introduire en sa présence, saints, immaculés, irréprochables.»(Col 1:21-22)

J’espérais que deux publications auraient suffi pour aller au fond de ce sujet, mais malgré tout ce qui a été dit il semble que je n’aie pas encore tout à fait répondu à la grande objection à Saint-Christophe: à notre ère scientifique en tant que personnes pleinement rationnelles et objectives, nous n’avons plus ces races monstrueuses cachées dans les coins sombres de nos cartographies.  Eh bien, nous devrons peut-être examiner ces cartes un autre jour, parce que du coin de l'œil il me semble bien avoir vu quelque chose gigoter par là-bas!  J’ai aussi laissé planer une étrange question, celle qui émane du fait que le chérubin et le monstre aux extrémités du monde semblent partager des traits communs.  C’est une question qu’il serait dangereux de laisser sans réponse. Nous aurons donc besoin d’une dernière partie à cette série, où nous parlerons cannibalisme, femmes étrangères et petits hommes verts.  Espérons que ce soit la publication la plus bizarre que j’aie à composer!  Après tout ça nous pourrons retourner à l’art liturgique.

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1. On dit souvent de cette structure d’antipodes dans la perception de l’étranger qu’elle est issue du 17e siècle, avec la résurgence de l’esclavage opposée dans l’autre extrême par le Noble Sauvage de Rousseau; mais même au temps Romain, La Germanie de Tacite utilise les Germains pour contrecarrer l’identité Romaine.

2. Cité dans David Brakke, Demons and the Making of The Monk: Spiritual Combat in Early Christianity, Harvard University Press,  2006. P.171

3. Un exemple clair figure dans l’histoire du centaure Nessos dans les Métamorphoses d’Ovide.  Héraclès a demandé à Nessos de faire traverser sa femme de l’autre côté d’une rivière.  Il y a souvent un tour dans les histoires de traversées des eaux, ce qui se rapporte à la double-nature des vêtements de peau, le tout ultime étant le Christ vainquant la mort par la mort.  Dans l’histoire de Saint-Christophe, Christ use de ce stratagème en ne révélant pas son identité jusqu’à ce que la traversée soit terminée.  Dans la traversée du Jourdain de l’Exode, souvenons-nous que ce sont deux espions qui ont fait la traversée.  Dans l’histoire d’Odysseus et le Cyclope, Odysseus use de ruse pour faire croire au Cyclope qu’il se nomme «personne» et ne révèle son nom que lorsqu’il s’est échappé en s'accrochant à la laine (la peau) du ventre de moutons.

4. Mon but ici n’est pas de donner soit une critique détaillée ou une défense des religions africaines, mais plutôt de montrer que l’expérience monastique de la marge comme l’étranger est encore valide aujourd’hui.  J’ai utilisé l’art Africain parce que je le connais bien et à cause de la référence à l’Éthiopie dans les écrits monastiques, mais on peut reconnaître ce même pattern dans l’obsession contemporaine avec le Bouddhisme, où une absence de réelle connaissance permettra à chacun de projeter dans celui-ci tous leurs fantasmes et leurs idéaux.  Ceux d’entre nous qui nous sommes convertis à l’Orthodoxie devrions d’ailleurs nous méfier de l’attrait «exotique» initial, qui pour celui qui vient de l’extérieur peut finalement devenir un empêchement à une vraie communion.

5. Mon épouse et moi avons vécu en Afrique pendant 7 ans.  J’ai pour ma part grandi en Amérique du Nord où les gens de descendance Africaine font partie de la vie quotidienne mais ma femme, qui a grandi en Slovaquie, n’avait à peu près jamais vu d’Africains avant de s’établir en Amérique du Nord.  Puisque la rencontre avec des Africains avait été si tardive et pendant si longtemps au-delà de son horizon, quand nous étions en Afrique, elle avait toujours de la difficulté à reconnaître les gens et à les différencier.  Ce n’était pas là quelque chose de délibéré de sa part — ça lui causait bien des soucis dans sa vie quotidienne.

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