Cet article est le premier d’une série de deux, traduits de l’anglais par Marianne Houle et initialement parus sur le Orthodox Arts Journal.
L’icône de Saint-Christophe est dans la Tradition Orthodoxe l’une des images les plus stupéfiantes. Dépeignant un glorieux combattant cynocéphale, elle évoque les histoires fantastiques de loup-garous ou celles d’espèces monstrueuses du bout du monde de Pline l’Ancien. À cause de toutes les difficultés qu’elle présente, l’icône a été proscrite au 18e siècle par Moscou.
Dans l’Église Catholique Romaine, la fête de Saint-Christophe a été complètement supprimée avec la modernisation de Vatican II, bien qu’il continue d’être l’un des saints les plus populaires du Catholicisme — sa figure orne le tableau de bord de voitures dans le monde entier. Je crois que la compréhension de Saint-Christophe et de son iconographie est aujourd’hui d’une importance primordiale, et j’espère que la raison de cette importance s’éclaircira au fil de ce parcours à travers la Bible, la Tradition et l’iconographie, alors que nous tenterons de décrypter ce saint, qui est un réel heurt aux sensibilités modernes.
Il existe des études académiques sur les origines de St-Christophe.[1] Mais il nous faut supporter dans celles-ci les conclusions habituelles et ennuyantes énonçant que la tradition Chrétienne se développe essentiellement comme une série de malentendus, d’amalgames et d'exagérations fantastiques. Les chercheurs modernes semblent croire que le sens cohérent et l’analogie ne peuvent exister sans une sorte de développement historique linéaire de type ‘cause-à-effet’. Lorsqu’ils constatent la correspondance dans la tradition entre le terme «Caïnite» - fils de Caïn, «Cananéens» (cananeus) - géants de Canaan, et «Caninite» (canineus)—Homme-chien, ceux-ci s’empressent de nous éclairer sur les transcriptions erronées de ces hommes des cavernes cro-magnonesques du Moyen Âge. Ces académiques demeurent ainsi incapables de percevoir la nature intuitive et la profondeur de certaines de ces relations.
Iconographie des monstres
L’utilisation d’hommes à tête de chien dans l’iconographie ne se limite pas à l’icône de St-Christophe. Ceux-ci figurent aussi le plus souvent dans les images de la Pentecôte, particulièrement dans les manuscrits Arméniens, mais aussi dans les illustrations occidentales.
Les hommes à tête de chien sont vus comme représentant, parmi les nations présentes à la Pentecôte, celle qui est la plus éloignée. Parce que celle-ci est la plus lointaine, dans certaines images Arméniennes l’homme à tête de chien apparaît au centre de la porte, ou encore il apparaît seul, une distillation visuelle de l’ultime étranger. Il existe d’autres images, dont une bien connue où des hommes à tête de chien sont représentés comme les ennemis Barbares qui menacent le Christ. Quelquefois, on les voit représentant l’une des races rencontrées par les Apôtres au cours de leur mission.
Enfin, on aperçoit les hommes à tête de chien dans l’histoire de Saint-Mercurios,[2] un saint guerrier dont le père fut dévoré par deux hommes à tête de chien, qui par la suite furent convertis par Saint-Mercurios. Leur nature sauvage put être déchaînée par Saint-Mercurios sur les ennemis de l’empire Romain, de manière similaire à la façon dont les Romains et les Chrétiens se servirent des Barbares dans leurs propres guerres plus tard. Les exemples les plus frappants sont l’arrêt de l’avancement de l’Islam en Europe par les Barbares Germaniques nouvellement convertis; ou encore la provision, par le prince Scandinave de Kiev nouvellement converti, d’une garde varègue personnelle pour l’Empereur de Constantinople.
Ces exemples iconographiques décrivent les hommes à tête de chien comme représentant les étrangers barbares par excellence, ceux-là qui habitent aux extrémités du monde, aux frontières de l’humanité elle-même. Ils sont des créatures cannibales, féroces et hybrides qu’on concevra plus tard comme étant des descendants de Caïn, déchus jusqu’à un état de monstre. Le géant Cananéen des images Catholiques, qui s’est souvent vu intégré à l’iconographie Orthodoxe récemment, énonce la même réalité que l’homme à tête de chien et ce, même s’il est moins choquant, ayant perdu son aspect monstrueux. Les géants dans la Bible et dans la tradition Chrétienne sont aussi souvent interprétés comme étant des descendants de Caïn et des barbares cannibales et effroyables, qui dans leurs corps excessifs représentent l’extrême de la corporalité elle-même.
La relation entre l’inconnu et le marginal et cette corporalité excessive—l’animalité et les passions déréglées comme le cannibalisme—doit être examinée dans une compréhension générale de la périphérie dans la tradition. Dans une conception traditionnelle du monde,
il y a une analogie entre les périphéries personnelle et sociale, toutes deux décrites dans des termes patristiques comme des vêtements de peau, ces vêtements de peau donnés à Adam et Ève qui incarnent l’existence corporelle. Ce qui se révèle, aux contours de l’Homme, est comparable à ce qui se révèle au bout du monde, tant du point de vue spatial que du point de vue temporel; les barbares, les hommes à tête de chien et autres monstres aux frontières spatiales de la civilisation ainsi qu’à la fin temporelle de la civilisation sont analogue à la mort et à l’animalité, qui sont la limite corporelle spatiale d’un individu et la fin temporelle définitive de la vie terrestre. Les monstres en tant que vêtement de peau habitent aux extrémités du monde, et bien qu’ils soient dangereux, comme Cerbère à la porte des Enfers, ils font office de médiation entre l’Homme et la noirceur extérieure. Tout comme nos corps physiques et leurs cycles sont la source de nos passions, ils sont également l’«enveloppe mortelle» qui nous protège de la mort. Ce sera donc à travers une vision plus profonde du vêtement de peau, sur plusieurs plans ontologiques de la création déchue, que nous pourrons comprendre Saint-Christophe.[3]
Saint-Christophe dans la Bible
La relation entre le Chien et la périphérie apparaît à différents endroits dans la Bible. Le chien est bien sûr un animal impur. On les voit léchant les plaies sur la peau de Job.[4] Ils sont exclus de la Nouvelle Jérusalem.[5] Ils mangent le corps de la reine étrangère Jézabel après qu’elle ait été jetée du haut du mur de la cité.[6] Le géant Goliath lui-même crée l’analogie de Saint-Christophe chien/géant/étranger lorsqu’il interpelle David en disant: Suis-je un chien pour que tu viennes après moi avec des bâtons?.[7] Christ emploie le chien pour représenter l’étranger lorsqu’il dit à la Samaritaine que l’on ne devrait pas donner aux chiens ce qui revient aux enfants.[8] La réponse de la femme est également révélatrice puisqu’elle parle des miettes tombant du bord de la table, désignant clairement le chien comme l’étranger qui se trouve sur la marge. Peut-être ces exemples pourraient-ils en eux-seuls expliquer symboliquement Saint-Christophe, mais il y a davantage encore.
La clé d’un plus profond discernement de Saint-Christophe dans la Bible est dans l’histoire de sa traversée de la rivière. Il y a dans l’Écriture plusieurs récits importants de traversées des eaux, et à travers ceux-ci se distinguent les éléments essentiels de l’histoire de Saint-Christophe en rapport avec la périphérie et les vêtements de peau. Dans notre exploration, il nous faut garder en tête que le mouvement des vêtements de peau est à la fois la mort et le remède à la mort, à la fois la cause du monde de la chute et sa solution. Par conséquent, les symboles seront tous présents dans les différentes histoires, mais ils peuvent parfois glisser d’un côté à l’autre. Le premier exemple survient dans l’histoire du déluge, où Noé construit une arche, une coquille remplie d’animaux, pour échapper au monde des géants déchus.[9]
Puis, dans la traversée de la Mer Rouge, les Israélites se mêlent à une multitude de nations étrangères pour échapper aux étrangers Égyptiens.[10] Ce dernier exemple peut nous sembler un peu moins évident, mais c’est à la prochaine «traversée» qu’il le devient.
Lorsque les Israélites mêlés aux étrangers, sortant d’Égypte, traversent finalement le Jourdain pour entrer dans la terre de Canaan, où vivent les géants, il ne reste que deux personnages adultes du groupe d’origine. Parmi tous ceux qui ont fui l’Égypte, les seuls adultes du groupe d’origine qui traverseront le Jourdain sont Josué et Caleb.[11] Josué, qui veut dire «sauveur», est naturellement le nom Jésus, et il deviendra le chef d’Israël à leur entrée en Canaan. En ce qui concerne le second, l’une des significations du nom Caleb est «chien». Ce sens est souligné dans le texte puisque Caleb est un étranger, un Kenizite dont on dit qu’on lui a donné la périphérie, «les alentours» de la terre prise par Israël.[12] Ainsi donc nous avons deux individus entrant dans la terre promise, traversant le Jourdain, Jésus et le Chien, le Christ et l’Étranger, la «tête» et le «corps». Le terme Kenizite est un de ces mots qui agacera sans doute les académiques modernes quand je mentionnerai qu’il est constitué du son «K-N» de Caïn, Canaan, et Canin — une simple coïncidence qu’il vaut la peine de mentionner.
Les prochains exemples de traversée des eaux qui vont permettre de faire converger tous les points amenés jusqu’à présent sont ceux des traversées du Jourdain d’Élie et d’Élisée. Elles se déroulent au même endroit que celles de leurs ancêtres, près de Jéricho, la première ville ayant été prise par Josué. Élie utilise son vêtement, qui était un «vêtement de poils»,[13] un vêtement de peau, pour séparer les eaux et ensuite quitter corporellement ce monde (tout comme Enoch l’avait fait avant le déluge et Moïse avant l’entrée en Canaan). Puis Élisée, ayant reçu le vêtement d’Élie avec une double part de sa puissance, utilise le vêtement de peau pour retourner près de Jéricho. Cette histoire est à l’évidence reliée symboliquement à celle du déluge et de l’Arche, ainsi qu’à celle de la traversée de Josué et de Caleb avec l’Arche de l’alliance, et quand nous mettons tout cela en commun, nous avons: des géants, des vêtements de peau, des arches, des chiens, des étrangers, et «le sauveur» qui manie toutes ces choses afin de traverser les flots chaotiques. Ce que nous voyons ici est une image du baptême; mais d’une façon plus profonde l’image de Saint-Christophe, le Christ sur ses épaules en traversant la rivière, est aussi une image de l’Église elle-même.
La relation entre la traversée des eaux et le baptême se révèle dans plusieurs récits du Nouveau Testament, mais en ce qui concerne Saint-Christophe et le rapport de l’Église à l’étranger, il nous faut considérer l’histoire de l’eunuque Éthiopien.[14] Le choix de cette histoire par Saint-Luc, parmi toutes les conversions de l’ère de l’Église primitive, avait une raison d’être. La pleine signification ne peut être saisie que si nous comprenons l’importance, pour le monde ancien, d’un Éthiopien et d’un Eunuque. Les eunuques avaient un rôle tout à fait similaire à ce que nous avons décrit jusqu’ici. Tout comme les chiens, ils étaient exclus du temple. Par la castration, ils devenaient d’étranges créatures hybrides, ni homme ni femme. Ils étaient exclus, stériles et dépourvus de descendance. De surcroît, les eunuques étaient souvent esclaves. Mais puisqu’ils n’avaient aucune place en société, aucune postérité à soutenir, ils devenaient souvent «gardes» de la royauté ou d’empereurs. Même jusqu’à Justinien, il n’était pas rare de trouver la médiation d’eunuques autour de l’empereur, protégeant sa personne et ses affaires. Les étrangers pouvaient également jouer ce rôle, comme d’ailleurs le faisaient les gardes varangiennes mentionnés plus tôt. Il s’agit manifestement du rôle de notre Eunuque Éthiopien, puisqu’on dit de lui qu’il est responsable des trésors de la reine d’Éthiopie. L’Éthiopie, pour l’ancien monde, était le berceau des races lointaines, monstrueuses même; elle était la terre d’origine du Sphinx. La présence du détail précisant que l’Éthiopien était de la cour de Candace, reine des Éthiopiens, a pour but d’évoquer pour nous la reine de Saba qui vint poser ses énigmes à Salomon. Ainsi donc, notre Eunuque Éthiopien symbolise tout ce que le vêtement de peau représente. Et si un doute persistait, peut-être qu’un autre détail intéressant saura convaincre. Il est raconté qu’après que Philippe eut baptisé l’Éthiopien, «L’esprit du Seigneur emporta Philippe, et l’Eunuque ne le vit plus»... Il s’agit bien sûr de l’expression utilisée dans le récit d’Elie et Elisée, qui raconte qu’après l’ascension d'Elie, Elisée «ne le vit plus». Le choix de la même expression a pour but de nous rappeler cette correspondance, cette parenté entre l’histoire du baptême de l’Eunuque et toutes les histoires de «traversées des eaux» que nous avons mentionnées, dont plusieurs comportent l’ascension de quelqu’un, et dont la totalité ont comme «vecteur» de traversée un aspect ou un autre du principe de la périphérie, une image des vêtements de peau. Cette ascension et cet abandon d’un «corps» est aussi en lien avec l’Ascension du Christ, qui laisse derrière lui l’Église.
Dans beaucoup d’autres histoires, tirées même d’autres cultures, cette structure émerge. Depuis la rencontre d’Odysseus avec le Cyclope, jusqu’au géant «Petit Jean» se bataillant avec Robin des bois sur un pont au-dessus d’une rivière, jusqu’aux Trois boucs bourru, les exemples abondent, révélant la profondeur et la noétique de cette histoire au sein de l’expérience humaine.
Le plus récent exemple clair de cette structure est le livre à succès «L’histoire de Pi». Comme il est d’usage dans l’art du storytelling contemporain qui cherche à repousser les limites, dans celui-ci le mouvement du vêtement de peau est amené à son extrême. Pour assurer sa «traversée», le personnage principal doit recourir au cannibalisme, représenté comme un Tigre au fond de son bâteau. Le cannibalisme est bien sûr l’une des particularités les plus communément attribuées aux espèces étrangères monstrueuses et il exprime une très puissante image de la mort.
J’espère que ce parcours aura démontré à quel point l’histoire et l’iconographie de Saint-Christophe, plutôt que d’être une simple série d’accidents et d’exagérations, sont en harmonie parfaite avec le narratif et la tradition de la Bible. Qu’il s’agisse du guerrier à tête de chien ou du géant traverseur de rivière, les deux souches d’iconographie portent les regards vers le sens profond de la chair comme étant porteuse du Christ, étant «christophoros», ou l’étranger comme véhicule de l’avancement de l’Église jusqu’au bout de la Terre. Réellement, le récit de Saint-Christophe est une image de l’Église elle-même, de la relation du Christ avec son Corps, de notre propre cœur avec nos sens, de notre propre logos avec son enveloppe.
Malgré tout ceci, finalement, la grande objection subsiste: elles sont bien belles ces histoires, mais à notre époque d’amateurs de science populaire, plus personne ne croit aux hommes à tête de chien et aux races de géants. Saint-Christophe demeure le vestige gênant d’une croyance erronée et devrait, pour cette seule raison, être évité.
C’est pourquoi dans mon prochain article, je tenterai de conduire le lecteur à une rencontre avec Saint-Christophe.
[1] David Woods, the Origin of the Cult of St-Christopher, 1999
[2] Pour une version de la légende, voir Myths of the Dog-Man par David Gordon White, p.37-38, The University of Chicago Press, 1991.
[3] Pour une introduction à la notion de vêtements de peau, voir http://pageaucarvings.com/2/post/2012/9/the-garments-of-skin.html
[4] Job 30:1
[5] Rev. 22:15
[6] 2 Rois 9: 33-37
[7] 1 Sam. 17:43
[8] Mat. 15:26
[9] Gen. 6-7
[10] Ex. 14. Les Égyptiens sont vus très explicitement comme des symboles des vêtements de peau par St-Grégoire de Nysse, qui les associe aux notions d’étranger et de prépuce. Voir Life of Moses, book II, section 38-39.
[11] Nom. 14: 29-30
[12] Josué 21: 11-13
[13] 2 Kings 1:8
[14] Actes 8: 26-40
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