Lundi le 8 avril, nous avons pu observer un phénomène astronomique grandiose au Québec. L’éclipse est un symbole fort mystérieux qui est rempli de sens, quoique ce dernier est difficile à saisir et peut même paraître sinistre. Nous tenterons d’exposer une certaine compréhension de cet événement en investiguant son symbolisme.
Si l’éclipse est si étrange et obscure, c’est qu’elle est trop élevée pour être comprise rationnellement, ce qui est symbolisé par le fait qu’elle endommage les yeux de celui qui n’est pas préparé, pouvant même le rendre aveugle.[1] Cette idée guidera en grande partie notre investigation.
Les yeux sont d’ailleurs les organes matériels qui représentent le mieux la compréhension. Cela est particulièrement visible dans la tradition platonicienne, où la connaissance est associée à la vision ou contemplation des formes. La connaissance est aussi liée à la lumière. C’est cette dernière qui, en éclairant l’obscurité, rend quelque chose claire, qui permet de voir les choses, de les saisir, synonyme de comprendre. Ainsi, le Christ est la lumière du monde (Jn 8:12) puisqu’Il jette une nouvelle lumière sur tout. Tout est réinterprété à travers la seule nouvelle chose sous le soleil (Ec 1:9) : l’Incarnation.
Cependant, Dieu n’est pas seulement la lumière; Il est aussi ténèbres et obscurité. En effet, que l’essence de Dieu soit inconnaissable est un motif bien répandu dans la théologie patristique. Si la connaissance s’opère par la reconnaissance d’un objet avec l’aide de la lumière, alors l’absence de lumière – les ténèbres – nous plonge dans l’inconnaissance, dans l’ignorance. L’essence de Dieu est liée aux ténèbres parce que les deux sont inconnaissables : « Dieu réside là où notre connaissance, nos concepts n’ont pas d’accès. »[2]
Les plus fameuses œuvres traitant de ce sujet sont les textes de Denys l’Aréopagite, particulièrement le traité intitulé Théologie mystique. À ce sujet, Vladimir Lossky rapporte :
Il faut renoncer aux sens comme à toute opération rationnelle, à tout objet sensible ou intelligible, à tout ce qui est, comme à tout ce qui n’est pas, afin de pouvoir atteindre dans l’ignorance absolue l’union avec Celui qui surpasse tout être et toute science.[3]
On mentionne qu’il est possible d’atteindre quelque chose par l’ignorance absolue, il s’agit de l’union avec Dieu. Le paradoxe est poussé plus loin encore : utilisant le motif de la vision de Dieu de Moïse sur le mont Horeb, Denys écrit qu’à travers cette expérience Moïse est
uni par le meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute connaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par-delà toute intelligence.[4]
Que pourrait bien être une « inconnaissance » qui « connaît par-delà l’intelligence »? Tentons de clarifier cela quelque peu. Tout d’abord, il ne semble pas être question d’une pure inconnaissance ou ignorance, où il n’y aurait absolument aucune connaissance quelconque.
Comme mentionné plus tôt, ce qu’on cherche à atteindre par l’ignorance, c’est l’union divine. Or, ce qui est présupposé, c’est que l’union elle-même est un type de connaissance. C’est un genre de connaissance qui requière un dépouillement des connaissances rationnelles multiples, qui sont elles-mêmes assimilées à des unions.
Cette idée qui consiste à traiter de la connaissance comme une union est très importante. Rappelons-nous que la Bible utilise le verbe « connaître » pour parler d’union intime entre deux personnes : "Adam connut Ève, sa femme; elle conçut" (Gn 4:1). Certains n’y voient qu’un choix de vocabulaire pudique, mais quelque chose de plus profond est à l’oeuvre.
Dans la connaissance, il y a toujours une forme d’union entre le sujet connaissant et l’objet connu. Lorsque l’on « connaît » des choses du monde, on s’unit à elles d’une certaine façon. Ainsi, pour connaître Dieu, il faut se séparer de la connaissance du monde, de notre union aux choses mondaines.
La connaissance comme union est aussi exemplifiée par la première mention de la connaissance dans la Genèse : manger le fruit. Manger, c’est unir et intégrer la matière à nous-mêmes. Ainsi, le jeûne est un exemple d’une telle « inconnaissance » (unknowing) ou « dé-couplement » : on se désunit progressivement de la nourriture matérielle pour faire grandir notre union spirituelle avec Dieu. Le symbolisme de la connaissance comme union culmine dans la communion, dans l’Eucharistie, où l’on intègre Dieu à nous-mêmes en le mangeant.
C’est comme cela qu’on peut comprendre l’idée que la connaissance de Dieu passe par l’inconnaissance : pour pouvoir recevoir en nous Celui qui est par-delà toutes choses, il faut se détacher de toutes ces choses qui nous remplissent déjà.
Cela étant dit, l’association de Dieu d’avec les ténèbres n’est pas évidente à première vue, étant donné qu’il y a une association beaucoup plus intuitive entre la noirceur et la mort. Nous dormons durant la nuit, or le sommeil est une forme de mort, une petite mort où l’on perd conscience pour plusieurs heures.
Là est la compréhension fondamentale des ténèbres, celle de la fragmentation que cause la mort. Cette dernière cause la dissolution des multiples parties de la personne auparavant unifiées. Les parties d’un tout obtiennent leur identité du tout lui-même, mais lorsque le tout est brisé et qu’il ne tient plus les parties ensemble, alors les parties deviennent inintelligibles, incompréhensibles. La meilleure image de ce phénomène est celle de parties « jetées dans l’obscurité ».
Il reste que les deux formes de ténèbres, supérieures (divines) et inférieures (macabres), partagent l’idée d’inintelligibilité : les premières sont inintelligibles car Dieu, étant la source de toute intelligibilité, est nécessairement par-delà l’intelligibilité elle-même; les deuxièmes sont inintelligibles car il y a défaut de principe unificateur, soit de ce qu’on appelle traditionnellement la « forme ». En d’autres mots, les deux types de ténèbres sont informes, les premières par surabondance, les secondes par manque.
Comme nous l’avons vu, l’union avec Dieu passe par le dépouillement. Celui-ci est une forme de mort à soi-même et la crucifixion est son symbole par excellence. Le mystère de la Croix est un des mystères les plus profonds qu’il y ait. Il nous semble qu’il soit intimement lié à celui de l’éclipse de sorte que cette dernière puisse nous aider à comprendre la première, et vice-versa.
Les trois évangiles synoptiques nous témoignent d’une « noirceur sur toute la terre » au moment de la crucifixion (Mt 27:35 ; Lc 23:44-45 ; Mc 15:33). Plusieurs ont interprété cette noirceur comme résultant d’une éclipse, parmi eux se retrouve Denys lui-même que nous avons mentionné.[5] Cette association renferme un sens symbolique fort.
Le soleil a souvent été associé à Dieu dans toutes sortes de traditions religieuses et même philosophique avec Platon. La relation entre le soleil et la lune peut être assimilée à celle de la divinité et de l’humanité : La lune n’a pas de lumière en elle-même, elle éclaire le monde par la lumière qu’elle reçoit du soleil; tout comme l’humanité est à l’image de Dieu, elle témoigne de la lumière divine, n’ayant pas sa propre lumière, ayant été créé à partir du néant.
Nous pourrions encore identifier le soleil et la lune, respectivement, aux deux types de ténèbres que nous avons exposés. Le soleil représente les ténèbres divines, car il « surabonde » de lumière tel qu’on ne peut pas le regarder directement, nous n’avons accès qu’à la manifestation de ses œuvres, soit son rayonnement et sa chaleur, son essence restant cachée. De plus, il donne forme à tout par sa lumière, ce qui le placerait par-delà la forme. La lune, elle, représente les ténèbres inférieures, ceux qui n’ont pas d’identité propre et qui doivent la recevoir de quelqu’un d’autre, tout comme cet astre reçoit sa lumière du soleil. Ainsi la lune est présente durant la nuit, symbolisant le sommeil et la mort.
Alors, que se passe-t-il durant une éclipse solaire? La lune couvre le soleil qui « perd » sa lumière, sa gloire, plongeant la terre dans l’obscurité. Mais par ce dépouillement, il s’unit à la lune...
La crucifixion du Christ était complètement scandaleuse pour les juifs. Elle représentait l’une des plus grandes humiliations possibles. La Croix manifeste le dépouillement du Dieu le plus haut qui veut s’unir à l’humanité. C’est la mort de notre Soleil. Lors de l’office des matines du Samedi Saint, nous chantons : « O Seigneur, comme la lune parvient à masquer le disque du soleil, ton sépulcre maintenant te cache à nos regards, corporellement la mort éclipse ta clarté. »[6]
Le Christ meurt pour rejoindre les ténèbres inférieures de la mort et leur amener sa lumière. Il descend en enfer pour sauver les morts par sa mort. La lumière disparaît du ciel pour rejoindre les profondeurs infernales. Que pourrait-il arriver d’autre que la destruction des ténèbres si on leur envoyait le Soleil du monde?
Notre digression sur les ténèbres avait pour but de nous amener à cette réalisation que le plus grand incompréhensible (Dieu) passe par l’événement le plus incompréhensible (la mort). C’est en cela que tient une grande partie de la difficulté de la crucifixion et de l’éclipse. Mais comment et pourquoi l’immortel pourrait-il mourir?
C’est que le mystère de la Croix n’est pas principalement celui de la mort, mais bien celui de la vie.
Les ténèbres divines sont unies aux ténèbres inférieures de la mort sur la croix. Le soleil meurt. Dieu meurt. Mais c’est précisément dans cette mort que Dieu est le plus glorieux, que le soleil est le plus éclatant de lumière. Il brille soudainement comme il n’a jamais brillé auparavant. Cette surprenante et merveilleuse union d’amour est tellement puissante qu’on ne peut la regarder sans perdre la vue...
Ce qui semble nous apparaître, c’est que l’éclipse est la manifestation, au niveau astronomique, du profond mystère de la vie qui tient au motif de la crucifixion-résurrection. La crucifixion n’est pas une bête glorification de la mort en tant que mort. Plutôt, elle nous révèle que l’amour pour l’autre doit passer par le renoncement de soi, que toute véritable union comporte un tel renoncement, c’est-à-dire une croix. C’est en s’unissant à la lune, renonçant humblement à sa propre gloire, que le soleil obtient une nouvelle lumière, une nouvelle vie, qui dépasse l’entendement.
Le titre de « Roi de gloire » que l’on accorde au Christ fait référence précisément au Christ crucifié. Ceux qui L’ont nommé ainsi ont su voir l’aveuglante lumière de la résurrection cachée dans son humiliation : « Jésus leur répondit: L'heure est venue où le Fils de l'homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul; mais, s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12:23-24)
Tout de suite après la mention de la noirceur lors de cet événement, l’évangile de Luc rapporte la déchirure du voile, symbolisant la révélation du mystère : « Le soleil s'obscurcit, et le voile du temple se déchira par le milieu. » (Lc 23:45). « Révélation » est la traduction du mot « apocalypse », d’origine grecque, signifiant littéralement « lever du voile ». Cela ferait de l’éclipse un symbole apocalyptique si on l’associe directement avec le déchirement du voile.
Le mot « apocalypse » est aujourd’hui fortement lié à l’idée de la fin du monde. Il se trouve que l’éclipse a aussi un sens eschatologique important. Le prophète Ésaïe dit : « La lumière de la lune sera comme celle du soleil, et la lumière du soleil sera multipliée par sept, comme la lumière de sept jours, le jour où l'Eternel soignera la fracture de son peuple et guérira ses blessures. » (Es 30:26).[7]
Le jour dont il est question est celui de la résurrection, le huitième jour eschatologique dans lequel on peut déjà participer grâce l’oeuvre rédemptrice du Christ. Nous avons déjà interprété la lumière du soleil « multiplié par sept » comme étant cette nouvelle lumière de la résurrection qui nous aveugle. Maintenant, la lune qui brille comme le soleil suppose l’interpénétration des deux astres, ce qui en fait une très bonne image de la déification, où les natures humaines et divines se rejoignent. La nature humaine, énergisée par la nature divine peut alors briller comme cette dernière, ainsi « la lumière de la lune sera comme celle du soleil ».
Quoique cette union divine ne sera pleinement accomplie qu’au jour dernier, elle devient possible à celui qui participe par la grâce au mystère vivant de la Croix. Cette ouverture du paradis est proclamée par le Christ au bon larron : « aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis. » (Lc 23:43). Cet « aujourd’hui » est le huitième jour.
« Voyant le Prince de la vie suspendu à la croix, le bon Larron s’écria dans un acte de foi : Si celui qui est crucifié avec nous n’était le Dieu incarné, le soleil n’aurait pas caché ses rayons ni la terre chancelé de frayeur ; et toi qui supportes patiemment tout cela, souviens-toi de moi, Seigneur, dans ton royaume. »
- Office de la neuvième heure durant le Carême.[8]
Bien que le voile soit déchiré, nous devons quand même couvrir nos yeux de lunettes spéciales. Celles-ci sont des technologies qui créent une médiation entre nous et les astres. Nous ne pouvons regarder l’éclipse qu’à travers un voile. Les lunettes technologiques peuvent ainsi être mises en relation avec notre langage, nos concepts et nos catégories rationnelles par lesquelles ont doit filtrer l’ineffable mystère de la mort du Soleil. Les lunettes, tout comme les concepts, réduisent le mystère en le rendant perceptible et appréhensible.
L’hubris de l’homme moderne pourrait lui faire croire que tous les mystères sont à la portée de son intellect et réductibles à celui-ci, mais l’éclipse vu à travers les lunettes n’est pas la vraie éclipse, tout comme Dieu qui est compris n’est pas le vrai Dieu : « Si en voyant Dieu on connaît ce qu’on voit, on n’a pas vu Dieu en Lui-même, mais quelque chose d’intelligible, quelque chose qui Lui est inférieur. »[9] On peut interpréter cet événement, entre autres, comme un humble rappel de cette vérité.[10]
Alors, du témoignage de l’éclipse au-dessus du Christ crucifié, nous pouvons percevoir un signe à la fois de la crucifixion, de la résurrection et de la déification, toutes contenues implicitement dans ce moment charnière de l’histoire. D’agir comme des signes est justement le but des astres selon la Genèse (1:14).
Maintenant, pourrait-on appliquer quelque chose du symbolisme que nous avons vu à la situation du Québec, étant donné que l’éclipse s’est dévoilée ici? Le Québec était une société foncièrement chrétienne, de ses origines jusqu’à la révolution tranquille, mais Dieu semble avoir été évacué durant la deuxième moitié du 20e siècle. Cette mort ne pourrait-elle laisser place à une résurrection? Une résurrection où le corps du Christ ne s’en trouverait que plus lumineux, où il gagnerait des épreuves qu’il a traversées et où il nous serait possible de devenir la lune d’Ésaïe (30:26)?
Serait-ce possible de sortir de l’exil après 70 ans? Dieu seul le sait, mais on peut espérer. La résurrection se manifeste d’ailleurs toujours comme une surprise. Même les disciples les plus intimes du Christ ne s’y attendaient.
[1] C’est ce que Matthieu Pageau observe dans The Secret of God’s’dog, 59 : « Very rarely, the sun and the moon manage to meet, but the result – an eclipse – is very ominous and even dangerous to behold. Those who try to look at it become blind because this secret is not meant to be revealed. »
[2] Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, 33.
[3] Lossky, 25.
[4] Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, I, 3, P.G., t. 3, col. 1000-1001. cité dans Lossky, 26.
[5] « Que dis-tu de l'éclipse, survenue au moment de la mise en croix du Seigneur ? En ce temps nous étions tous deux à Héliopolis et nous nous trouvions ensemble quand nous vîmes cet étrange phénomène : la lune occultant le soleil sans que le temps fût venu de leur conjonction, puis, de la neuvième heure jusqu'au soir, cette même lune se replaçant merveilleusement en opposition avec le soleil. » Denys l’Aréopagite, lettre 7. Traduction de Maurice de Gandillac. https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Lareopagite/Lettres.htm
[6] Triode de Carême, Chevetogne, 586.
[7] Je suis redevable à « Nate » de telosbound pour la mention de ce verset dans son récent article We Are the Moon :https://telosbound.substack.com/p/we-are-the-moon
[8] Grand livre d’heures, Chevetogne, 165.
[9] Lossky, 23.
[10] Un dernier point plus spéculatif sur l’éclipse concerne une idée de Timothy Patitsas, exprimée dans son livre The Ethics of Beauty (p. 121-123). Il spécule qu’Adam et Ève aurait vu le mystère du Christ crucifié lorsqu’ils ont transgressé la limite et ont entré dans une section du jardin qui leur était interdite, et que cette vision leur a fait perdre leur innocence et les a pour ainsi dire « traumatisé », blessé. Saint Éphrem le Syrien associe d’ailleurs l’arbre de la connaissance avec un voile qui cache le Saint des saints aveuglant qu’est l’arbre de la vie, voile déchiré par le premier homme. Ainsi, regarder l’éclipse pourrait être vu comme une répétition du péché d’Adam qui déchire le voile alors qu’il n’est pas prêt à voir ce qu’il y a derrière, d’où vient la blessure qui résulte de cette profanation.
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