Le complotisme comme méthode de divination
Depuis quelques années, de nombreux journalistes et quelques intellectuels ont pris sur eux de lutter contre les différentes « théories du complot » qui émaillent le discours public et envahissent les réseaux sociaux chaque fois qu’un évènement choquant accapare l’actualité (actes terroristes, Wikileaks, crise du COVID, etc.). Cet effort conjoint n’a pas empêché le « conspirationnisme » ou le « complotisme » de se déployer avec toujours plus de force et d’imagination. Ce sont les journalistes, pourvoyeurs supposés d’une information vérifiée et contrôlée, qui manifestent le plus de ressentiment pour les colporteurs de nouvelles fantaisistes et de cosmologies farfelues. Cette inimitié est bien sûr mutuelle et les complotistes ne semblent pas avoir de mots assez durs pour les professionnels de l’information.
Outre les prétentions morales de chacun des deux partis, il y a derrière cette rivalité tenace des dynamiques évidentes : le journaliste, dont le discours est soumis à des lois écrites et tacites, envie certainement la liberté du complotiste. Ce dernier, qui a conscience de sa propre illégitimité, envie l’autorité symbolique du journaliste. Et précisément, c’est l’autorité du journaliste qui est sans cesse remise en question par le complotiste, et la liberté du complotiste que le journaliste appelle à restreindre. Ce n’est pourtant pas l’aspect « girardien » des rapports complotiste/journaliste que nous allons aborder dans cet article. Il nous semble pouvoir dépasser la simple psychologie en faisant appel aux concepts de la pensée symbolique. Si une telle approche paraît appropriée, c’est d’abord parce que la question est essentiellement religieuse.
Une question religieuse
Si l’on essaie de décrire le plus largement possible le complotisme et son opposition, on obtiendra quelque chose comme ce qui suit. Certaines institutions endossent le rôle et ont les moyens de promouvoir des visions du monde par le biais d’informations et d’instructions parcellaires (rapports d’évènements, contrôle relatif des opinions publiques, lois). Ces données composent inévitablement des récits que les membres de la société sont appelés à « habiter » en adoptant les comportements correspondants. Or, quelques membres refusent cet appel. Ils y résistent en produisant leurs propres « informations » et leurs propres récits. Cette résistance met en péril – au moins symboliquement – les autorités génératrices de récits communs, qui cherchent en retour à rasseoir leur position en retranchant les individus récalcitrants du débat public. Dans ce bras de fer, les soucis moraux et politiques professés par les deux parties semblent tenir un rôle au mieux secondaire.1
Ce modèle met en valeur la dynamique quasi-religieuse de la rivalité complotiste/anti-complotiste. Si le journaliste anti-complotiste « pontifie » tant, c’est qu’il parle au nom d’un magistère. Il présente généralement son adversaire comme un être à la merci de tous les biais cognitifs, livré corps et âme à la propagande de son groupuscule d’élection, ayant par orgueil abdiqué la liberté de « penser par lui-même », dans un mouvement qui évoque celui du pécheur chrétien sombrant dans la folie pour avoir refusé de soumettre son intellect à une vérité révélée. Dans ce tableau dantesque, la manipulation par les forces de la désinformation suggère une possession démoniaque : le « possédé » (le « conspi » ordinaire), orgueilleux et bête, est séduit par un « démon », intelligent et manipulateur, au service de forces opposées au bien de la société (l’avidité personnelle ou un but politique disqualifié du débat public). Cette analogie est d’autant plus frappante que comme dans les religions traditionnelles, le démon est ici « le singe de Dieu » : le complotiste cherche toujours à imiter les procédés des journalistes.
Dans ce duel, le complotiste adopte ce que le spécialiste en sciences cognitives Hugo Mercier a nommé une « posture auto-accusatoire » : il professe des croyances qui, sans avoir d’impact direct et durable sur sa vie personnelle, le distinguent théoriquement du reste de la société.2 Dans son hérésie, il n’a de cesse de souligner les manquements moraux de l’institution qui prétend l’instruire, souligne ses contradictions, et cherche à prouver qu’elle n’est plus digne de sa mission première. « Les médias » sont pour lui ce que l’Église du XVIe siècle était pour les premiers protestants : une institution immorale, ivre de sa puissance, rongée par le népotisme, l’intrigue et la prostitution, et s’étant arrogé illégitimement le droit de légiférer sur le bien et le vrai.
Dans les paragraphes qui suivent, ce rapport de force sera approfondi grâce aux outils fournis par le Langage de la création, de Matthieu Pageau. Dans un premier temps, nous expliquerons comment on peut assimiler cette lutte pour l’information aux tensions qui opposent les modes de connaissance relatifs à « l’espace » et au « temps » symboliques. Nous expliquerons ensuite pourquoi dans ce cas précis, les choses risquent de mal tourner.
Connaissance de l’arbre et connaissance du serpent
Didier Désormaux et Jérôme Grondeux concluent leur récent ouvrage Le Complotisme, décrypter et agir par un étrange aveu d’impuissance :
Il est difficile de lutter contre une chose qui n’a quasiment pas de réalité propre, et dont l’essence est d’être insaisissable. Le complotisme ne représente pas un groupe identifiable, comme une secte ou un club. Il ne se réduit pas non plus à un ensemble de croyances, qui seraient les « théories du complot ». Il n’est pas l’apanage d’une idéologie particulière, des faibles ou des puissants, de la gauche ou de la droite. Il s’exprime indifféremment sous la forme d’images, de films, de clips, de slogans, d’allusions, de clins d’œil, de pancartes, de tracts, de passages à l’acte, de menaces, d’accusations, de likes et de partages. On peine à le définir rigoureusement, et encore plus à le mesurer objectivement.3
Selon Matthieu Pageau, la cosmologie biblique présente deux modes de médiation entre Dieu et les hommes. Le premier mode, symbolisé par les eaux primordiales de la Création, est le mode du « temps ». Le « temps » est le type d’existence qui permet à toute chose de se manifester sans être contrainte par le besoin de cohérence. C’est le mode de la complétude, mais aussi celui de l’absurdité et de l’autocontradiction. Le temps est symbolisé par les vagues, la fluidité, la circularité, le serpent qui ondoie ou se mord la queue. Le second mode de connaissance est celui de « l’espace » : Dieu sépare la mer des eaux, créant ainsi un espace solide où l’humanité peut croître et se multiplier. La connaissance révélée selon le mode de l’espace (symbolisée par l’arbre) est claire, droite, et loin de s’annihiler ou de se contredire comme le fait la « connaissance du serpent », elle produit toujours plus d’elle-même. En contrepartie, elle est inévitablement incomplète. En d’autres termes, l’essence de « l’espace » est d’être saisissable et limité. La construction de « l’espace » est constamment menacée par l’influence du temps ; car l’essence du « temps » est d’être insaisissable et mal défini. C’est aussi, selon Grondeux et Désormaux, l’essence du complotisme.
Le conflit journalistes/complotistes semble donc se calquer parfaitement sur la tension espace/temps dans la cosmologie de Pageau. On a d’une part des journalistes officiels garants d’une morale et d’une vérité stables, et d’autre part une nébuleuse indéfinie charriant avec elle les idées les plus folles sans autre intention discernable que de troubler le développement de l’espace rationnel. Il faut ici insister sur le fait que le serpent « temporel » n’est pas nécessairement trompeur ; simplement, il traîne dans son sillage toutes les informations superfétatoires qu’il semble impossible de dériver de la sagesse révélée, et qu’une civilisation doit rejeter pour conserver sa stabilité. Le serpent symbolise simplement un mode de connaissance beaucoup plus aléatoire et beaucoup moins certain que la « connaissance de l’arbre ». Dans le monde traditionnel, cette connaissance est celle de la divination :
Dans les temps anciens, cette forme de connaissance était utilisée quand des questions critiques, trop compliquées ou trop particulières, n’étaient pas « couvertes » par la loi. [...] Recevoir une réponse à ces questions requerrait l’usage d’un « medium subtil » assez fluide pour exprimer toutes les réponses possibles. [...] [La divination] représente une forme de connaissance primitive ou « nue » qui implique de « deviner le futur » en répondant à des questions posées de but en blanc.4
On remarquera ici une parenté entre le caractère conjectural de la divination et les hypothèses complotistes. On reproche souvent au complotiste de se cacher derrière son droit à « poser des questions », mais c’est précisément le questionnement, l’insinuation ou l’hypothèse qui sont au centre de son activité. Le complotiste cherche à renverser « l’espace » social en y introduisant des questions et en y suggérant des faits que le récit commun ne peut pas «habiller» ou «recouvrir» d’une explication rationnelle. Cette méthode de divination moderne peut permettre de découvrir des « vérités sauvages ». Mais ces vérités même n’étant pas contenues dans les motifs stables de l’espace, elles troublent le rapport de la société à la connaissance. Si les accusations du célèbre complotiste américain Alex Jones devaient être prises en compte par trop de membres de la société, l’autorité du journalisme serait renversée. Être hybride, étranger aux catégorisations hiérarchiques de l’espace, « informateur » sans être officiellement journaliste, parfois menteur, parfois vérace, Jones doit être retranché de la structure sociale pour que celle-ci conserve son intégrité.
Pour illustrer cette tension entre deux modes de connaissance, analysons certaines« prédictions » d’Alex Jones. Celui-ci accusait au début des années 2000 « un grand producteur hollywoodien » de harcèlement sexuel. Les malfaisances d’Harvey Weinstein étaient alors un « secret de polichinelle » à Hollywood et les représentants de la connaissance de l’arbre (les journalistes) ne pouvaient les divulguer, étant limités par les lois qui garantissent paradoxalement la stabilité de l’information (en l’occurrence, des lois contre la diffamation). La cohérence de leurs informations avait pour contrepartie leur incomplétude. Dans un autre cas, Jones affirmait avoir des preuves que « le gouvernement utilisait des produits chimiques pour rendre les grenouilles gays ». Là encore, l’information s’est plus ou moins vérifiée. Mais dans les deux cas, les prédictions de Jones devaient nécessairement avoir une dimension sibylline : la divination est toujours floue, incertaine et difficile à déchiffrer, parce qu’elle se faufile dans les failles de l’espace contrôlé (Jones lui-même aurait pu être accusé de diffamation s’il avait nommé Weinstein) et parce qu’elle n’est pas protégée contre des influences extérieures (les « grenouilles gays » étaient en réalité hermaphrodites et contaminées par une société privée, mais Jones est par ailleurs persuadé que le gouvernement cherche à promouvoir l’homosexualité pour contrôler la population).
Le bras de fer de l’espace et du temps
Cette analogie entre divination et conspirationnisme nous semble dotée d’un grand pouvoir explicatif. Non seulement elle donne un sens à l’hostilité mutuelle de ces deux « modes de connaissance » modernes, mais elle explique encore plusieurs phénomènes assez déroutants par lesquels cette hostilité se manifeste. La construction de l’espace cohérent implique une vigilance sans cesse renouvelée et le rejet systématique de tout ce qui n’y prête pas explicitement allégeance : ainsi les conjectures qui ne sont pas validées par une instance autorisée sont souvent perçues comme des « thèses complotistes » ; de même que dans de nombreux systèmes religieux, les prédictions et visions non-ratifiées par le clergé sont tenues pour suspectes. Le cas de l’ouvrage Les Gardiens de la raison est à ce titre fort instructif. Trois journalistes y éreintent la communauté « zététicienne », composée de scientifiques et d’amateurs de science, coupables d’avoir réduit certains débats de société à des questions purement factuelles.5 Les zététiciens incriminés y sont accusés d’être à la merci d’influences occultes : l’ingérence de lobbys industriels ou politiques, les « dérives idéologiques», etc. En réalité, ils ont simplement commis l’erreur d’ignorer le récit journalistique pour rappeler des données qui ne s’y intégraient pas. Ce faisant, ils se sont placés hors du rapport de force espace-journaliste/temps-complotiste ; les protecteurs de l’espace n’avaient donc d’autres choix que de les rattacher au second pôle de la dichotomie. La situation est d’autant plus remarquable que la plupart des zététiciens sont anti-complotistes par principe, et plus souvent du côté des journalistes que de leurs contradicteurs.
La pression qu’exerce le «temps» sur «l’espace» est souvent symbolisée par l’infiltration d’une eau diluvienne dans une demeure mal construite : la moindre fissure laisse passer l’eau, et si la maison n’est pas bâtie sur des principes (des fondations fermes), elle sera vite engloutie sous le déluge. Dans le domaine religieux, le péché des clercs offre à l’Ennemi l’occasion de s’infiltrer dans le sanctuaire ; dans le monde de l’information, Grondeux et Désormaux parlent de « l’opportunisme » du complotisme : chaque faille du récit « officiel » donne lieu au développement d’une nouvelle théorie. On pourrait ajouter que les méthodes intellectuellement malhonnêtes les plus fréquentes dans les « média mainstream » sont toujours dénoncées avant d’être réemployées par les complotistes. Ainsi, dans les années 2000, les grands médias étaient souvent accusés d’entretenir un climat de peur, en employant des termes catastrophistes, en instrumentalisant des faits divers, en choisissant des musiques de fond inquiétantes, en contextualisant l’information. Toutes ces méthodes se retrouvent dans les productions complotistes récentes. Plus largement, le complotisme se nourrit non seulement des erreurs, mais aussi de la malhonnêteté du journalisme.
Ces erreurs apparaissent inévitablement dans l’interaction entre les faits et le journalisme. La somme des données ne cesse croître, en même temps que croissent la population, la précision et la rapidité des technologies, et la complexité du monde en général. La « matière première » à laquelle le journaliste est censé donner forme est trop vaste pour être entièrement recouverte et organisée. Il y a inévitablement des données qu’il échoue à faire entrer dans les limites de son récit (notamment les fameuses « vérités dérangeantes » dont les complotistes sont friands). L’opportunisme complotiste s’infiltre alors dans la brèche pour désintégrer progressivement l’autorité magistérielle du journalisme. Dans l’imagerie populaire, la queue et les cornes du diable, excroissances du corps humain ordinaire créé à l’image de Dieu, symbolisent la possibilité (illusoire) de faits qui « déborderaient » et « dépasseraient » l’autorité divine. De la même façon, les faits négligés qui « débordent » du récit journalistique, ou les faits dérangeants qui y sont déformés et tronqués, suggèrent l’impuissance du journalisme à produire des récits rendant un compte satisfaisant du monde.
On a souvent fait remarquer que le « serpent » complotiste se dévorait la queue. Si la vérité communément admise doit vraiment être contestée, il naîtra de cette contestation une nouvelle vérité, qui devra à son tour être contestée, et ainsi de suite ad libidum. Ce cercle vicieux est produit par la nature même du complotisme, négation perpétuelle vouée à défier et/ou à compléter l’information « officielle », mais non à la remplacer. Le journaliste, garant de l’ordre, rappelle sans cesse que le complotisme ne pourra jamais se substituer à lui et n’offrira jamais le même degré de certitude. Or, le complotiste ne prétend pas offrir une telle certitude : il est une force de subversion qui, si elle n’est pas maintenue à la marge de la structure, risque certes de détruire l’espace, mais non de le rebâtir. De même que, dans une société chrétienne, le prêtre jouit d’un prestige supérieur à celui de la sorcière ; de même que la sorcière n’est approchée qu’avec crainte, le complotiste n’est que rarement perçu comme un « réinformateur ». Son client glane parmi les conjectures plus ou moins raisonnables celles qui lui semblent donner un sens « complet » aux évènements, que la « version officielle » (cohérente mais par là-même nécessairement incomplète) ne peut expliquer que partiellement, selon ses lois internes(politiquement correct, limitations légales, respect de la moralité publique, etc.). Le journaliste feint d’ignorer cette asymétrie et se sert du discours chaotique du complotiste pour le disqualifier comme agent d’information. C’est là que réside son erreur.
Le bouffon détrônera le roi
Dans un système équilibré, l’espace et le temps sont en perpétuelle tension, mais le temps – le chaos – a le droit d’exister : le monde de la nuit, avec ses brigands et ses sorcières est certes un danger, car il pourrait entièrement renverser l’espace cohérent, mais on admet qu’il existe en chacun, et qu’il doit parfois s’exprimer. La marge est toujours présente pour rappeler à l’espace maîtrisé qu’il ne peut tout inclure : le bouffon rappelle au sujet que le Roi n’est pas Dieu, le mendiant et la prostituée rappellent aux bourgeois que ni la richesse, ni même la vertu ne sont la sainteté, etc. Le roi ne s’adressera jamais au fou avec mépris, pour lui dire « tu n’es pas roi ». Au contraire, il reconnaitra dans les folies de son bouffon des « vérités sauvages » qui existent en dépit des interdits (nécessaires) impliqués par la royauté. Mais le journaliste doit sans cesse rappeler que le bouffon conspirationniste n’est pas journaliste. Pourquoi ?
L’espace-roi ne peut reconnaître la validité du temps-bouffon que dans un système qui s’assujetti à un règne supérieur où la complétude et la cohérence peuvent enfin coexister. Si un tel « méta-espace » n’existe pas, les gardiens de l’espace cohérent finissent par prétendre à la complétude. Ils cherchent alors à intégrer ou à éliminer les représentants de la fluidité, soit en les catégorisant, soit en les détruisant. Un système qui veut tout englober sans être troublé par la fluidité du temps doit offrir un travail au mendiant, ou le tuer. La voyante ne peut plus vivre dans une chaumière à la périphérie du village : elle doit réintégrer le village ou être exécutée. La société actuelle opte le plus souvent pour la première option, mais parvient tout de même à appliquer symboliquement la seconde, en retranchant de sa structure certains groupes auxquels seront rattachés plus tard les éléments impossibles à intégrer. D’un côté, le journaliste doit « lutter » contre le complotisme, et l’associer systématiquement à l’extrémisme politique ou religieux, et aux « dérives sectaires ». Les titres des ouvrages qui abordent la question évoquent généralement l’aliénation mentale: Obsession, L’Opium des imbéciles, Déchéance de rationalité, etc. De l’autre côté, on cherche à réintégrer le complotiste en le psychanalysant, ou en le rattachant à des mouvances elles-mêmes sujettes à la glose d’experts officiels. Il s’agit d’entrer « dans la tête d’un complotiste », de le garder sous la surveillance de différents «observatoires», de le «décrypter».6
Ce double effort d’éradication et d’assimilation est à la fois contre-producteur, inévitable et voué à l’échec. Il est contre-producteur, parce que la stabilité de l’information exige que le journaliste néglige certains faits et donne ainsi une image du monde cohérente mais lacunaire, que seules les conjectures douteuses du complotiste pourront compléter. Il est inévitable, parce que ne recevant pas son pouvoir magistériel d’un état supérieur d’unité où cohabitent les deux modes de connaissance, le journaliste « sérieux » ne peut plus définir sa légitimé que par son opposition à l’ignorance symbolisée par le complotisme. Il est voué à l’échec, parce que « quiconque ne reconnait pas l’impossibilité pour l’espace d’intégrer le mystère du temps finira renversé et désintégré par ce dernier. »7
De plus en plus d’ouvrages sont écrits pour lutter contre les théories du complot. Les programmes gouvernementaux et scolaires se multiplient, en France, « l’éducation aux médias et à l’information » est devenue une priorité du ministère de l’Éducation. Cependant, la confiance des Français dans les médias dépasse à peine les 50%.8 C’est sans doute dû au fait que pour asseoir leur autorité et leurs prétentions à la rationalité, les gardiens de l’espace doivent s’aventurer de plus en plus hors de la « structure » qu’ils ont la charge d’entretenir, et ainsi révéler de plus en plus de « failles » où pourront se loger les théories du complot. Notons à ce sujet une anecdote amusante. En 2016, une équipe de journalistes promut sur les réseaux sociaux une théorie du complot parodique, qui en quelques jours fut prise au sérieux par l’opportunisme liquide et polymorphe de plusieurs sites complotistes. Une ruse qui permit de prouver pour la centième fois que le bouffon n’était pas le roi, et dont les instigateurs se félicitèrent abondamment. Or, l’un des membres de cette équipe dénonça plus tard, lors d’une émission sur une grande chaine de télévision, une théorie du complot « grotesque » et « effrayante » par sa folie, selon laquelle le gouvernement américain aurait remplacé les pigeons par des drones pour surveiller la population. Il se trouve que cette théorie est elle-même une parodie circulant sur internet depuis 2016.9 L’opportunisme et la fluidité du complotisme semblent ainsi se communiquer à ceux qui y résistent, comme l’eau diluvienne transmet sa fluidité à la muraille qu’elle a infiltrée.
Partout dans la lutte contre la désinformation, l’irrationnalité et le partisanisme sont évidents. Les vérificateurs (« fact checkers ») sont souvent remis en question à leur tour avec plus de rigueur par des internautes indépendants, et le complotisme gagne du terrain à mesure que sa répression durcit.10 Il se pourrait bien que ce qu’on a appelé dramatiquement « l’ère de la post-vérité » marque simplement la fin de la confiance du public dans le journalisme. Mais cette fin aura été l’œuvre du journalisme lui-même, qui n’aura pas su admettre ses limites.
Conclusion : Ouvrir les deux yeux
Il serait absurde de fonder sa vision du monde sur une confiance exclusive dans des sources qui présentent un niveau de certitude et de précision maximal. Le monde qui nous entoure est vaste et complexe, et ce que nous pouvons en dire est en grande partie conjectural. Nous faisons dans la vie de tous les jours des inférences plus ou moins certaines. Il est normal de prendre parfois en compte les moins certaines ou les moins précises. Si nous ne le faisions pas instinctivement, nous évoluerions dans un univers certes stable, mais extrêmement limité. Il en va de même de la façon dont nous concevons le monde à une plus grande échelle. Même si l’on veut croire que les institutions légales et la concurrence commerciale limitent systématiquement la propension des journalistes à mentir ou à déformer la vérité, cela ne suffit pas à ôter au complotisme toute légitimité. Au contraire, ces garde-fous sont également des barrières, qui empêchent le journaliste d’accéder à certaines « vérités sauvages » folâtrant en dehors de la légalité, de l’approbation sociale et de l’intérêt. Lorsqu’une situation rapportée par des journalistes choque le bon sens ou suggère des implications non mentionnées, il est tout à fait légitime d’émettre des hypothèses sur ce qui a pu être caché ou omis. Certes, les conclusions qu’on tirera de telles spéculations seront douteuses ; mais elles complèteront le tableau cohérent peint par le « récit officiel » et permettront de concevoir le monde d’une façon plus réaliste et plus complète.11
Il serait en contrepartie absurde de vouloir recréer le monde depuis son ordinateur, en se fondant sur des « intuitions » et des sites dépourvus de toute légitimité. Le complotisme peut effectivement conduire à la folie et aux « dérives sectaires » dans les cas où la perspective temporelle l’emporte entièrement sur la perspective spatiale. Dans ce cas, la reconstruction d’un monde à partir d’une mentalité entièrement fondée sur la négation et la remise en question peut indubitablement donner lieu à des délires paranoïaques. Il se peut toutefois qu’une mentalité excessivement complotiste soit un symptôme, et non une cause, de paranoïa.
Notre vision intellectuelle, comme notre vision biologique, doit être stéréoscopique. Comme le dit Matthieu Pageau, « un être humain psychologiquement sain équilibre ces perspectives en préservant une vision concentrée et intentionnelle en même temps qu’une vision périphérique qui évalue les risques, les bénéfices et la beauté naturelle dissimulée au-delà de l’espace familier. »12 Pour conserver une telle vision, il nous faut d’une part faire raisonnablement confiance à certains médiateurs de la connaissance, et d’autre part admettre que le monde ne peut se résumer à ce qu’ils nous en disent.
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